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se cache sous le voile de la dissimulation. Si cette prudente réserve est la condition nécessaire du succès, on ne peut guère présager que des revers à Bonaparte. Rien n’égale l’indiscrétion avec laquelle il laisse échapper ses plus secrètes pensées, et souvent sans être bien difficile sur le choix de ceux qu’il admet à ses entretiens confidentiels. Une conversation qu’il a eue dernièrement avec un royaliste employé par lui est bien propre à en donner une idée.

Cet homme venait lui rendre compte d’une mission particulière. Bonaparte l’écoute un instant et se met aussitôt à lui parler de la situation générale des affaires et de son dernier sénatus-consulte organique.

« Vous pensez bien, lui dit-il, que c’est pour moi que je travaille et non pour un fantôme de république. Si je n’étais que le fermier de la France, je serais loin d’y prendre autant d’intérêt.

— Mais, général, vous trouverez des obstacles à vos vues dans la constitution même que vous avez établie.

— La constitution, croyez -vous que j’en sois dupe? Personne n’a fait plus de constitutions que moi; personne par conséquent n’en connaît mieux la vanité et la sottise. Qui peut donner de la force à quelques dispositions transcrites sur le papier, si ce n’est ma volonté? J’ai fait ce qui existe pour les circonstances où je me suis trouvé. Je le changerai également selon les circonstances.

— Mais vous savez, général, que l’hérédité du pouvoir suprême ne peut avoir lieu dans un Etat, sans l’existence simultanée de grands corps héréditaires qui en soient les gardiens et l’appui. Comment en aurez-vous ?

— C’est ce qui m’embarrasse. Je sens l’impossibilité de créer une nouvelle noblesse, de nouveaux pairs. Des hommes sortis de la fange n’auront jamais la considération et l’éclat dont il faut que de pareils corps soient environnés. Je comprends bien comment le fils du Premier Consul héritera de son pouvoir en héritant de son nom. Mais je ne puis concevoir comment les enfans de ces marauds que j’ai faits sénateurs pourront leur succéder. D’un autre côté, l’ancienne noblesse est tout à fait perdue. Ce n’est pas la Révolution qui l’a détruite : elle n’existait déjà plus, et la Révolution n’a fait qu’enregistrer sa chute. J’ai rétabli la religion, parce qu’elle existait encore. Je ne puis refaire une noblesse qui n’existe plus. Dans cette position, je suis obligé de tenter des essais divers, afin d’arriver |peu à peu à mes fins. C’est