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exclus : mais les mêmes traits se retrouvent chez tous les écrivains allemands, chez Goethe, chez Schiller, chez Fontane et chez Freytag ; et il n’y a personne, en Allemagne, qui s’avise d’en être choqué. Les libertés que Meyer prend avec l’histoire, tous ces écrivains les ont prises avant lui. Son manque de mouvement et d’action lui est commun avec eux. Et la ressemblance des mœurs qu’il décrit avec les mœurs allemandes ne peut que paraître naturelle à un public qui, ayant ces mœurs, est forcément empêché d’en concevoir d’autres.

Ainsi, ce qui constitue, à nos yeux, les défauts de l’œuvre du romancier suisse ne saurait avoir la même importance aux yeux d’un lecteur de Suisse ou d’Allemagne. Et, sous ces défauts, il y a, dans l’œuvre de Conrad-Ferdinand Meyer, une foule de qualités de l’ordre le plus haut qui, elles aussi, ne peuvent guère être appréciées que des compatriotes de l’auteur.

Il y a d’abord ce cosmopolitisme, cet « humanisme, » que les critiques sont unanimes à louer. Quand les Allemands empruntent des mots ou des expressions aux langues des autres peuples, ils ne manquent point de leur donner un sens tout nouveau : mais ce sens n’en correspond pas moins à des idées précises, qu’aucun terme, jusque-là, ne traduisait aussi bien. Le cas est un peu le même en ce qui touche les emprunts faits par Meyer aux littératures étrangères. Pour avoir subi l’influence de Victor Hugo, de Flaubert, et de Leconte de Lisle, son œuvre ne ressemble en rien à celle de ces écrivains ; mais cette influence l’a certainement aidé à renouveler la forme du roman allemand. Elle lui a permis, en particulier, de serrer le développement, d’éviter les longueurs et les répétitions. Ses quatre romans sont très courts ; et chaque scène y tient au plus quatre ou cinq petites pages. Une constante préoccupation du décor, des costumes, des attitudes, une « plasticité » très supérieure à celle de la plupart des romanciers allemands, cela encore est sans doute venu à Meyer du commerce des romanciers et des poètes français. Son œuvre, en tout cas, malgré la pauvreté de l’intrigue et l’absence de plan, a vraiment une belle tenue littéraire. Elle est sobre, rapide, nerveuse, sans ombre de parti pris ni de déclamation.

Ajoutons que ce peintre est aussi un psychologue. Ses personnages manquent de vérité historique, et, sous leurs costumes italiens ou français, ont toujours un air de Suisses ou d’Allemands : mais leurs caractères sont tracés avec une netteté admirable, qui en fait autant de types réels et vivans. Et non seulement ces caractères vivent, mais Meyer se plaît à leur prêter une nature étrange et un peu perverse, ou