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On peut dire, d’une manière générale, que si, dans ses nouvelles, les grands hommes et les grands événemens ne jouent qu’un rôle secondaire, ce sont eux qui, dans ses romans, tiennent le premier plan. Et la comparaison de son récit avec celui de M. Villari, en ce qui touche les sujets traités dans Angela Borgia, suffit à montrer combien est restreinte la portée historique de ces romans, où la fantaisie se mêle sans cesse à l’érudition. Encore Angela Borgia est-il, à ce point de vue, le plus irréprochable des romans de Meyer. Les erreurs de détail y abondent, comme on a pu voir ; et on y rencontre même des contradictions tout à fait singulières, l’auteur n’arrivant point, par exemple, à savoir au juste sous le pontificat de quel pape se passe son récit : car tantôt Lucrèce parle de son père, « qui est pape à Rome, » tantôt le pape s’appelle Jules II, tantôt Léon X, tantôt, de nouveau, Jules II. Mais, en somme, les faits principaux sont conformes au témoignage des historiens, tandis qu’il en est tout autrement dans le Saint et dans la Tentation de Pescara. Dans ce dernier roman, Pescara nous est présenté comme un héros, que nulle séduction ne détourne de la foi jurée à Charles-Quint. Il a reçu à Pavie une blessure qu’il sait mortelle ; et, en effet, il meurt aussitôt après avoir repris Milan, et rendu la liberté à Francesco Sforza.

Pareillement Schiller a, jadis, « adapté » à sa guise l’histoire de Jeanne d’Arc ; et je n’oublie pas que Victor Hugo s’est livré sur l’histoire de Lucrèce Borgia à une « adaptation » autrement hardie que celle de Conrad-Ferdinand Meyer. Mais celui-ci est un romancier grave, qui se pique de science et prétend nous instruire. Et, d’ailleurs, nous lui pardonnerions volontiers l’inexactitude des faits particuliers, dans ses romans et ses contes, si elle ne s’accompagnait d’une sorte d’invraisemblance générale infiniment plus choquante pour un lecteur français. Je ne sais point, par exemple, si les mœurs italiennes de la Renaissance, telles que nous nous les figurons, sont conformes ou non à la réalité historique ; mais, certes, il n’y a rien de commun entre elles et les mœurs essentiellement bourgeoises que nous décrit l’auteur d’Angela Borgia. Je voudrais pouvoir citer tout entière, à ce point de vue, la scène où le duc Alphonse d’Esté fait grâce de la vie à ses deux frères. Le duc, sa femme et Angela causent familièrement, au coin du feu, en attendant la comparution des deux condamnés. Puis, c’est le cardinal Hippolyte d’Esté qui, malade, tremblant de fièvre, vient se mêler à leur entretien. Ses serviteurs l’installent sur un siège, devant la cheminée, et le duc et la duchesse se rapprochent de lui. « Je suis venu sans être invité, dit-il d’une voix défaillante ;