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Ajoutons que, tandis que Fontane s’est toujours efforcé de rester brandebourgeois, et d’écarter de son œuvre les influences étrangères, Conrad-Ferdinand Meyer a été au contraire un cosmopolite, infatigable à étudier toutes les littératures de l’Europe. Né à Zurich (en 1825), mais élevé à Lausanne, à Genève, et à Paris, c’est par une traduction d’Augustin Thierry qu’il a débuté dans les lettres. Et sans cesse depuis lors, il s’est nourri des auteurs français, italiens, anglais, jusqu’au jour où, à cinquante ans passés, il a publié son premier roman. Ce roman, Georges Jenatsch, avait pour sujet un épisode de l’histoire des Grisons, de sorte qu’on pouvait, à la rigueur, le considérer comme un roman suisse ; mais, si l’on excepte trois courtes nouvelles, jamais, plus tard, le conteur zurichois ne devait plus même placer dans sa patrie l’action d’un de ses récits. Le Saint, son second roman, met en scène la vie et le martyre de Thomas Becket ; la Tentation de Pescara et Angela Borgja sont des tableaux des mœurs italiennes de la Renaissance ; et, parmi les sept nouvelles qui forment, avec ces quatre romans et plusieurs recueils de vers, l’ensemble de son œuvre, deux conduisent le lecteur en France, une en Allemagne, une autre en Italie. On ne saurait imaginer un écrivain d’une curiosité plus universelle ; et ce cosmopolitisme de Conrad-Ferdinand Meyer se reflète jusque dans son style, où abondent les tournures italiennes et françaises. « Ces mots lui firent une impression plus pénible qu’il ne voulait se l’avouer, » Usons-nous, par exemple, dans Georges Jenatsch : le ne, ainsi employé, est en allemand un vrai barbarisme. Ailleurs, Meyer parle d’un changement survenu « entre la poire et le fromage ; » ailleurs, il écrit que quelqu’un « tint sa promesse, bien qu’il lui en coutât. » Et cette fréquence, chez lui, d’expressions empruntées à des langues étrangères, et son habitude de placer à l’étranger l’action de ses récits, et ses voyages, ses longs séjours en Italie, et son éducation française, tout cela achève de le distinguer non seulement de Théodore Fontane, mais de la plupart de ses confrères allemands. Aussi bien ses critiques s’accordent-ils à vanter ce qu’ils appellent son « humanisme, » et la façon dont il a su rajeunir, renouveler la forme traditionnelle du roman allemand, la rendre plus moderne et plus « européenne. » Comment ne pas supposer, dans ces conditions, que l’œuvre d’un tel homme ail, entre toutes, de quoi être comprise et goûtée en dehors de son pays ?

Abordons maintenant cette œuvre elle-même ; et, faute de pouvoir l’examiner tout entière, essayons d’analyser les deux récits de l’écrivain suisse qui, au jugement de ses admirateurs, sont à la fois ce qu’il a produit de plus parfait et de plus typique.