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transposer le Cid et Polyeucte dans le monde des cambrioleurs.

Les Truands ne sont que passablement joués. M. Decori est un Robin Costeau emphatique et sans fantaisie. Mme Tessandier est mélodramatique comme il convient dans le rôle inutile de Marion l’Idole. Mlle Laparcerie est assez gracieuse dans le rôle de la Mignote.


Le cas de M. de Curel est le plus affligeant. Celui-là est un grand coupable, et nous lui en voulons pour toutes les espérances que nous avions mises en lui, et qu’il s’obstine à ne pas réaliser. Ce n’est pas lui qui peut se plaindre de la critique ; tout ce que nous avions d’encens dans notre magasin, nous l’avons brûlé en son honneur. Nous avons tous fait assaut d’épithètes et surenchéri dans la louange ; ceux qui souhaitaient de voir mettre quelques idées dans les pièces de théâtre l’ont adopté pour champion ; les boulevardiers, flairant en lui un penseur, l’ont célébré, afin qu’il en rejaillît sur eux de la considération ; les faiseurs de manuels d’histoire littéraire ont inscrit son nom parmi ceux dont il faut bourrer la cervelle des candidats bacheliers. Mais il n’arrive pas à mettre en œuvre des dons pourtant remarquables. Il a le goût des problèmes de l’âme, une noble inquiétude de pensée. Il a de la fougue, de l’emportement, une hardiesse de lutteur qui fonce droit devant lui. Il ne manque ni d’éloquence, ni de poésie, ni même par instans de force dramatique. Et, après cinq ou six essais, alors qu’il devient difficile de le traiter comme un débutant de beaucoup d’avenir, nous en sommes encore à attendre de lui une pièce qui soit une pièce. Pourquoi ? La raison n’en est pas très mystérieuse. C’est qu’il ne veut pas admettre que la forme du théâtre ait ses exigences.

D’abord, il s’en faut que tous les sujets puissent être mis au théâtre. Supposez qu’on vous demande : A-t-on le droit, dans l’intérêt de la science, d’inoculer le cancer à un être humain ? Vous penserez que c’est là une grave question, qui mérite d’être discutée et qui peut devenir embarrassante. Ce qui est sûr, c’est que vous ne vous écrierez pas : voilà justement une idée de pièce ! Le théâtre est un endroit fort spécial ; les discussions relatives à l’amour, aux passions, à la constitution de la famille y sont tout à fait à leur place. Le lieu est mal choisi pour y mesurer les droits de la science et la responsabilité du savant. Les intérêts engagés dépassent infiniment le niveau moyen d’une assemblée de braves gens réunis pour se divertir. Pour mieux compromettre une partie qui, d’elle-même, était assez périlleuse, l’auteur a choisi « l’espèce » la plus désobligeante qu’il pût trouver. D’un bout de la pièce à l’autre, il tient notre attention fixée,