Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/848

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déjà au nombre de cent quarante, et gagnent de proche en proche vers le Nord, comme si la Russie voulait jalonner une route et joindre Jérusalem à ses frontières d’Arménie. Un tel effort trahit un autre dessein que de répandre l’orthodoxie et de soulever, parmi les orthodoxes, l’ambition des Arabes contre la primauté sacerdotale des Hellènes. Dans un pays où le syriaque n’est pas seulement une langue populaire, mais une langue liturgique, la respecter et s’en servir semblait le premier hommage à rendre à la race arabe, et certes le plus rapide moyen de persuasion sur les indigènes n’était pas de leur apprendre le russe, qui ne sert ni à leur vie religieuse, ni à leur vie commerciale, ni à leur vie domestique. Ici l’enseignement n’est pas pour l’utilité de l’élève, mais du maître. Un peuple qui impose sa langue à un autre a commencé de le conquérir : les mots portent les idées, la domination des intelligences prépare l’autorité sur les faits et rend parfois possible la mainmise sur l’Etat. Déjà, soit par ces instituteurs, soit par des émissaires, le bruit est répandu que la Syrie et la Palestine appartiendront à l’Empire russe.

Ce n’est pas une moindre victoire qu’une partie des Russes ambitionne. Quelques politiques n’aspirent à ces conquêtes que par un instinct de croissance, mais, chez la plupart, la convoitise territoriale est provoquée, transfigurée, sacrée par le dévouement religieux. Jérusalem, attraction constante de la piété chrétienne, console et blesse tout ensemble la foi. La rencontre du Turc partout où l’on cherche les traces de l’Homme-Dieu ; le Saint-Sépulcre encore gardé par des soldats ennemis ; le divan sur lequel, à l’entrée et dans l’enceinte du sanctuaire, des musulmans s’étendent, dorment, fument et, véritables maîtres de l’heure, mesurent le temps laissé aux chrétiens pour s’agenouiller où souffrit, mourut et ressuscita le Christ ; la tolérance même, don généreux et précaire, qui réduit la piété chrétienne à l’aumône de l’Islam, tout entoure de scandale et d’humiliation la prière. Comme aucun peuple n’est aussi empressé aux Lieux saints que le peuple russe, nul n’a si douloureusement senti, quand, semblable au Crucifié, son amour a soif, se poser sur sa bouche l’éponge de vinaigre : l’amertume en reste sur ses lèvres, des milliers d’hommes la rapportent à leur retour, elle passe dans leurs récits ; et ainsi, jusqu’au fond de l’immense empire, un désir se propage de délivrer la Ville Sainte. Cette conquête apparaît comme une purification, et les plus simples comprennent le mieux