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moindre volonté contraire à leur façon de penser, ils se rangeraient sur-le-champ du parti des jacobins. Il y a environ dix jours que Bonaparte passa quatre heures de suite à causer avec le général Lannes, qu’il aime, pour lui persuader qu’il fallait absolument rétablir la religion. En finissant cette conversation, le général s’est approché de moi et m’a dit : « Ma foi, Bonaparte l’emporte ; me voilà convaincu qu’il faut une religion. Ah ! madame, je ne connais rien de plus affreux que de n’avoir ni foi, ni religion ; aussi j’en ai beaucoup, je vous assure. »

MADAME DE GUICHE. — Mais, madame, pourquoi donc Bonaparte a-t-il si mal parlé des Princes ? Puisque vous dites qu’il veut leur bonheur, il me semble que l’on ne commence pas par outrager ceux qu’on veut servir.

MADAME BONAPARTE. — Vous avez bien raison, mais aussi s’en repent-il beaucoup ; il est certain (et on ne peut le nier) que ce mauvais propos, qui a été tant répété, a été tenu à table par Bonaparte ayant un peu trop bu et étant entouré de gens qui vantaient sa bravoure et tâchaient de lui monter la tête, pour le faire parler contre les Princes, mais il s’en repent tous les jours ; vous savez, madame, qu’il témoigne hautement son horreur pour ceux qui ont voté la mort de Louis XVI. C’est même depuis qu’il a laissé connaître son opinion sur ce point, que Fouché a dit une fois qu’il donnerait la moitié de ce qui lui reste à vivre, pour effacer six mois de sa vie passée.

Mme Bonaparte me parla encore de son attachement pour les Princes et pour la bonne cause ; elle m’ajouta que sa position ne l’éblouissait pas, mais qu’elle serait plus flattée et qu’elle se trouverait beaucoup plus heureuse d’être la femme d’un connétable. « Bonaparte est déjà aimé de l’armée ; il le serait de toute la France, s’il remettait le Roi sur le trône ; il connaît les Français, il connaît les hommes et il sait les gouverner. Je crois, madame, qu’il serait réellement de l’intérêt du Roi de le conserver près de lui, avec une grande prépondérance, surtout dans les commencemens. En mettant à part l’ambition qui pourrait faire désirer un pareil plan à Bonaparte, c’est aussi l’intérêt des Français en général, et du Roi en particulier, qui ne sera certainement pas bien établi sur son trône dans les premiers momens, puisqu’il ne s’en serait pas frayé le chemin lui-même ; mais on se méfie des promesses que l’on pourrait faire, on craint que les conseils ne dérangent tout, et ces idées arrêtent souvent. »