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à la pensée de Pierre Leroux, que c’est la psychologie de Maine de Biran opposée à la psychologie de Jouffroy, si l’on ne savait que Jouffroy lui-même, dans sa dernière philosophie, avait opposé l’étude de l’âme comme substance et cause à la psychologie purement phénoméniste des Écossais.

Une autre objection de Pierre Leroux, qui a fait fortune depuis qu’Auguste Comte l’a prise à son compte, c’est l’erreur fondamentale des psychologues qui font reposer leur science sur l’observation directe du moi par le moi. « Voici l’objection qu’un enfant de dix ans pourrait faire à M. Jouffroy : Il est impossible de penser sans penser à quelque chose, et, si on pense à quelque chose, on ne se regarde pas penser. » En d’autres termes, l’observation psychologique se réduit à cette logomachie : « Le moi, par le moyen du moi, connaît le moi, » ou bien : « La conscience, par le moyen de la conscience, connaît la conscience. » On sait que cette objection a été écartée par John Stuart Mill, qui, malgré son admiration pour Auguste Comte, a dit que « si quelque chose doit étonner, c’est qu’une pareille objection ait pu embarrasser les philosophes. » Tout le secret de la solution est d’opposer la méthode indirecte à la méthode directe, d’étudier le moi dans le souvenir et non dans le moment présent. En un mot, la psychologie existe, de quelque manière qu’on s’y prenne pour le faire ; car il est bien certain que nous connaissons l’esprit humain ; et les travaux de Locke et de Leibniz, de Condillac, de Ch. Bonnet, de Reid, et enfin de Jouffroy lui-même n’ont pas été inutiles. Quelle que soit d’ailleurs la valeur de cette objection, il ne faut pas oublier que Pierre Leroux l’a faite en même temps qu’Auguste Comte et indépendamment de lui.

Une autre erreur des psychologues, c’est de séparer entièrement le moi du non-moi. Lorsque nous regardons un corps avec nos yeux, ou que nous le palpons avec nos mains, nous sommes à la fois moi et non-moi. Et même, d’une manière plus générale, la notion du moi, la notion de nous-même dépend de notre corps, de notre organisation, de notre santé ; les phénomènes du moi sont donc en partie corporels ; je ne veux pas dire qu’ils perdent leur nature subjective ; mais ils nous sont représentés d’une manière objective, et notre corps nous fait l’effet d’une glace qui réfléchit notre image. C’est là, nous le reconnaissons, une observation juste et profonde. Mais n’y a-t-il pas dans l’esprit humain une opération que l’on nomme abstraction, et qui a pour objet de séparer les