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solidarité de tous les philosophes. Les esprits forment une chaîne dont chaque philosophe en particulier et même chaque homme est un anneau. Personne plus que Descartes n’est un philosophe indépendant, et en apparence séparé de l’humanité ; et cependant il vient de Luther et va à Voltaire, et même à Kant. Il n’est donc lui-même qu’un anneau dans la chaîne de l’esprit humain. Chaque philosophie est une sorte d’expérience ; chaque philosophe est un travailleur et un martyr ; tous sont unis entre eux. On pourrait croire que Pierre Leroux ne fait ici qu’exposer la doctrine de l’éclectisme lui-même ; mais il affirme que l’éclectisme de M. Cousin n’était qu’un éclectisme d’érudition, et n’était pas l’œuvre spontanée et vivante de l’humanité. On se demande cependant comment on pourrait démontrer la solidarité de toutes les philosophies sans étudier avec exactitude ces philosophies, et comment on pourrait les étudier, les analyser, sans le secours de l’érudition. Mais Pierre Leroux était un croyant, il ne comprenait pas les procédés lents et circonspects de la science, procédés qui ne sont de l’analyse qu’en apparence, et qui doivent plus tard se condenser en synthèse.

2° Une deuxième proposition est celle-ci : « Tout penseur a un système, c’est-à-dire un ensemble de conceptions systématiques qui embrassent Dieu, l’homme et la nature. » C’est ici le point vif et culminant de la critique de Pierre Leroux. La prétention de Victor Cousin était de n’avoir pas de système, mais de résumer et de condenser tout ce qu’il y avait de bon dans tous les systèmes. S’il en est ainsi, cette philosophie ne constitue pas un pas en avant dans la science ; elle nous laisse où nous sommes, tandis que la vraie philosophie est essentiellement un progrès. Tout cela est vrai. Il est indubitable que l’idéal de la philosophie est un système nouveau comprenant et complétant tous les autres, comme celui d’Aristote, de Leibniz et de Hegel. Il ne s’ensuit pas cependant qu’il n’y ait pas lieu, à un moment donné, de faire un inventaire de tout ce que l’on possède en philosophie, de garantir et sauver les vérités acquises, les découvertes antérieures. C’est un autre point de vue, mais aussi légitime que le précédent.

3° Troisième proposition : « Le problème de la philosophie est toujours nouveau. De même que chaque penseur arrive avec une individualité nouvelle, il apporte aussi sur la terre une nouvelle humanité. L’humanité n’est pas seulement un être qui pense ; c’est un être qui vit. Elle modifie continuellement la pensée des