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limites de la justice à assurer, de l’intérêt vraiment universel à sauvegarder. Cet accroissement d’impôts, outre qu’il serait inique pour les individus, serait pour l’Etat une menace de ruine à courte échéance, surtout avec nos quarante milliards de dettes.

En second lieu, avons-nous dit, l’Etat agit par le moyen de fonctionnaires. Or, plus il y a de fonctionnaires, c’est-à-dire de rouages vivans dans la machine administrative, plus l’action se perd en se transmettant. L’action de l’Etat est une force, et les frottemens absorbent une partie de cette force, quelquefois la totalité. Sans doute l’action de l’Etat peut réaliser plus d’ordre et d’unité, ce qui est encore un mode de la force ; mais c’est à la condition d’être maintenue dans ses vraies attributions et sur son vrai domaine. Le reste doit être abandonné à des organisations moins vastes et moins complexes, aux associations libres ou aux individus libres. Les économistes comparent excellemment ceux qui veulent charger l’Etat et ses fonctionnaires d’une multitude infinie de soins à ces théoriciens qui préconisent l’emploi inconsidéré des forces naturelles, — vents, marées et chutes d’eau, — parce qu’elles s’offrent à l’homme avec une apparence de gratuité ; ces théoriciens oublient de calculer pratiquement les dépenses nécessaires pour capter les forces, ainsi que les pertes d’énergie qu’on ne peut éviter. Un de nos maux, en France, n’est-ce pas déjà l’accroissement du fonctionnarisme ? Dès aujourd’hui, l’armée de nos fonctionnaires d’Etat s’élève au chiffre de 500 000, sans compter tous ceux des communes. On se plaint partout et de leur nombre, et de leur inertie, et de leur routine, et de la lenteur avec laquelle ils traînent les affaires, et des papiers qu’ils amoncellent pour la plus simple des opérations administratives ; que serait-ce, si l’administration de la richesse publique était entre leurs mains et qu’on ne pût rien entreprendre sans l’aveu de cinq ou six cent mille Colberts ou Louvois au petit pied ?

Une dernière fonction, plus difficile encore, que l’on rêve de confier à l’État, c’est celle de la distribution, et cela au nom de la justice distributive. A l’Etat-gendarme des économistes, on veut opposer l’État-Providence. Un des chefs du parti collectiviste nous a fait le tableau de cette société future[1]. Si l’Etat, dit-il, était patron universel et propriétaire universel, s’il encaissait tous les bénéfices industriels, tous les dividendes, tous les loyers,

  1. M. Jaurès, Organisation sociale. Revue Socialiste de juin 1895.