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qu’une foule d’Anglais, qui émigrent à contre-cœur, pussent s’épargner ce chagrin. A l’anémie dont souffrent les colonies de la Couronne Mlle Kingsley oppose la prospérité et les entreprises heureuses de la Compagnie royale du Niger, dont elle attribue les succès à un homme de grand sens et de bon conseil, sir George Goldie, plus qu’au système des colonies à charte, qui ont leurs inconvéniens et sacrifient souvent aux intérêts de leurs actionnaires l’intérêt général du commerce anglais. Elle voudrait qu’on inventât autre chose, elle se plaint que le génie politique soit rare en ce temps. Elle tient pour certain que le secret de toutes les grandes réussites est une bonne méthode, mais que, pour l’appliquer, il faut un homme, et que les hommes ne courent pas les rues.

Elle accuse les administrateurs des colonies africaines de la Couronne d’avoir commis à bonne intention des fautes, des imprudences qui ont eu de funestes suites. Soit qu’ils aient molesté, vexé inutilement le noir, soit qu’ils s’appliquent à le rendre heureux à leur manière, qui n’est pas la sienne, ils prouvent qu’ils le connaissent mal et ne savent pas le prendre. Le travail des mains est le partage exclusif du noir dans ces terres fiévreuses, dont il est seul capable d’exploiter les richesses, et cet ouvrier est du même coup un excellent consommateur des produits de nos industries ; mais il ne consomme que lorsque ses affaires vont bien et qu’il est content de son sort. Parmi les marchandises importées d’Europe, il n’y a guère que le tabac, la poudre, les armes, les spiritueux, le sel, dont il ne puisse se passer ; le reste est article de luxe, objet de fantaisie, et, pour peu qu’il ait sujet de se plaindre de ses maîtres, il les punit en réduisant sa dépense et leurs recettes.

Par une contradiction singulière, ses maîtres le méprisent, et cependant ils se piquent de lui communiquer leur savoir, leur sagesse, leurs vertus, leurs idées, leurs principes, comme s’il était capable de les comprendre et de les goûter. Tel libre penseur le traite d’arriéré, et les chrétiens rigides le tiennent pour une race dégradée, sur qui pèse une malédiction divine. Mlle Kingsley rencontra un jour une jeune lady africaine âgée de douze ans, qui fréquentait l’école des missionnaires. Elle lui demanda ce qu’on y apprenait. « Tout, répondit cette négrillonne en se rengorgeant. — Bien, ma chère, repartit Mlle Kingsley, et je suis charmée de vous rencontrer. Sans doute vous serez en état de m’expliquer une chose que je désire savoir depuis longtemps. Vous a-t-on appris pourquoi vous avez la peau noire ? — Oui, répliqua-t-elle, avec un sourire génial et le visage rayonnant de joie. Voici le