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intéressés et cupides, faisant profit de tout ; il leur offre des présens, des douceurs, et les voilà quitte à quitte. Fier de ses ruses et de son ingratitude, quand ses terreurs se dissipent, il a des joies d’enfant ; comme le Prométhée de Goethe, il se redresse et dit à ses maîtres : « Que vous me vouliez du bien ou du mal, mon meilleur ami, c’est moi ; et ce ne sont pas les esprits des forêts qui ont bâti ma maison et mon foyer, dont vous m’enviez la flamme ! »

S’il y a des jours où Mlle Kingsley s’amuse à parler nègre, il en est d’autres où, redevenant elle-même, elle se sent Anglaise jusque dans la moelle des os, et, ces jours-là, oubliant et les poissons et les fétiches, elle ne voit plus dans l’Afrique occidentale qu’un vaste marché ouvert aux industries de son pays. Il va de soi qu’aucune nation européenne ne peut se flatter de créer des colonies de peuplement sous un ciel meurtrier qui n’épargne que l’indigène ; mais le commerce s’accommode et de la fièvre et du ver de Guinée ; il brave tout, rien ne le rebute, et le commerce est la force vitale de l’Angleterre ; elle mourrait de faim, si elle venait à manquer de débouchés pour l’écoulement de ses marchandises et qu’elle fût condamnée à les consommer.

Quand Mlle Kingsley s’en va faire un tour dans les cités manufacturières du Lancashire, il lui semble que leurs forges et leurs métiers lèvent des bras supplians vers le grand fabricateur de nos destinées et lui crient : « Faites-nous prospérer, ou l’Angleterre périt. » Et il lui semble aussi que l’Afrique tropicale a toutes les qualités requises pour devenir une des meilleures pratiques de l’Angleterre, qu’aucune contrée ne se prête mieux au commerce de traite que ces régions malsaines où abondent les matières brutes, la Comme, l’huile de palmier, l’ivoire, les bois précieux et les métaux. Les populations y sont denses et ne fabriquent pas ; l’air qu’on y respire mange le fer et la quincaillerie « comme un lapin mange des laitues, » et il pourrit les étoffes ; il faut renouveler souvent ses outils, ses couteaux, sa garde-robe, et c’est tout profit pour le vendeur. Le caractère des habitans vient en aide au climat pour en faire des chalands incomparables : ils ont plus de fantaisies que de besoins, et ils aiment le changement.

Mais, si riches que soient les débouchés offerts au commerce par l’Afrique occidentale, il faut savoir en tirer parti. Comme le dit fort justement Mlle Kingsley, il y a une méthode pour tout, et, faute d’étude ou de précautions, on trouve souvent de cruels mécomptes dans les meilleures affaires. Un de ses amis, marin de grand mérite, mais trop prompt dans ses jugemens et à qui il arrivait quelquefois de sacrifier l’accessoire au principal, se trouvant de passage dans les îles Canaries,