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Sophocle, ni Racine, même dans leurs plus grandes hardiesses, ne nous sollicitent à de pareilles questions ; on chasse ces scrupules jansénistes, et, un peu de dilettantisme aidant, on se livre sans réserve à la pure admiration littéraire.

Les Mémoires viennent trancher définitivement le question ; et ceux qui les ont longtemps pratiqués ne s’y sont pas trompés[1]. Le fragment d’inspiration équivoque cité plus haut a un pendant au troisième livre de la première partie des Mémoires : c’est le chapitre intitulé : Révélations sur le mystère de ma vie. « Je m’étonne, a dit très justement M. de Vogüé, qu’un furet de physiologie comme Sainte-Beuve n’ait pas aperçu tout ce qu’il y avait là pour lui. » Qu’on rapproche maintenant de ces pages tant d’aveux échappés, principalement dans les Mémoires, au grand écrivain, et ingénieusement rassemblés par son dernier biographe, M. Pailhès ; qu’on médite surtout ce mot de lui : « J’ai le spleen, véritable maladie, tristesse physique. » Au sortir de cet examen, les soupçons qu’on éprouvait déjà se sont, je crois, changés en presque certitude. Fils d’un père hypocondriaque, frère d’une sœur qui est morte folle, Chateaubriand a sans doute résisté, grâce à une constitution exceptionnellement robuste, aux conséquences extrêmes du mal peut-être héréditaire ; mais si ce mal, assurément, n’a pas fait son génie, — pas plus que la folie de Rousseau n’a fait le génie de Rousseau, — qui oserait affirmer pourtant que la maladie n’a pas en quelque manière pénétré dans son génie pour lui donner sa coloration distincte et sa saveur particulière ? Ne s’explique-t-on pas mieux maintenant certaines singularités du tempérament littéraire et de l’œuvre de René ? Et, par exemple, dans ce fâcheux besoin d’exaltation sentimentale qui s’est si souvent traduit, et presque toujours sous une forme déplaisante, dans sa vie comme dans ses livres, ne devons-nous pas voir autre chose encore que les pires habitudes, trop longtemps conservées, d’un contemporain de Laclos ou de Restif de la Bretonne ? Oui, sans doute, il y avait dans Chateaubriand, — comme dans Mme de Staël, — un « homme du XVIIIe siècle, » mais il y avait aussi autre chose ; et qui sait si ce n’est pas par cette

  1. Voyez notamment dans la Revue du 15 mars 1892 l’article de M. de Vogüé sur Chateaubriand, et le livre récent de M. Pailhès sur Chateaubriand, sa femme et ses amis. Il serait peut-être bon qu’un physiologiste de profession vint reprendre la question, comme l’a fait, par exemple, le docteur Mobius pour Jean-Jacques Rousseau.