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cherche en vain ceux qui ont pu s’en dispenser. Dira-t-on que Chateaubriand a vraiment dépassé la mesure, que personne n’a imposé sa personnalité avec une insolence plus fastueuse, plus continue et, parfois, plus puérile ; que personne ne s’est plus naïvement cru le centre du monde et n’a plus résolument tenté de le persuader aux autres ; et qu’en fin de compte, nul n’a mieux justifié le célèbre mot de Pascal : « Le moi est haïssable » ? Il y a, je le reconnais, des « moi » plus modestes. Mais, outre que l’orgueil de Chateaubriand a des accalmies et comme des repentirs dont l’humilité chrétienne n’est pas entièrement absente, ne faut-il pas avouer que peu d’hommes, après tout, ont eu plus de droits à se croire chargés d’un premier rôle sur la scène de ce monde ? Et si, par hasard, Napoléon avait lui-même écrit ses Mémoires, aurait-on pu lui reprocher de s’être toujours représenté au premier plan ? Or, tout n’est pas rodomontade et vanité d’auteur dans le rapprochement qu’à chaque instant suggèrent et que trop souvent expriment les Mémoires d’Outre-Tombe entre Napoléon et Chateaubriand ; et peut-être le seul tort de René est-il d’en avoir eu trop fortement conscience.

Et puis, et surtout, devons-nous oublier que nous sommes en présence non seulement d’une autobiographie mais d’une œuvre lyrique ? et qui a jamais reproché à une Contemplation de Hugo ou à une Méditation de Lamartine d’être de la poésie « personnelle » ? Andrieux, peut-être : mais qui a écouté Andrieux ? Or, à les bien prendre, les Mémoires d’Outre-Tombe ne sont pas autre chose qu’une ode triomphale en plusieurs volumes ; et il faut, pour les apprécier à leur valeur, les voir des mêmes yeux que l’Ode à Michel de l’Hôpital. Et peut-être même est-ce trop peu dire. Car il y a dans les Mémoires des coins de poésie intime et familière, des paysages, des fragmens d’hymne ou de satire, et bien d’autres pages dont le ton diffère de celui de l’ode. Mais rien de tout cela n’est contradictoire à l’essence même de la poésie lyrique ; et je ne sais si, dans toute la littérature française, il existe une seule œuvre où toutes les variétés du lyrisme soient aussi complètement représentées. Depuis les plus fugitives nuances de l’émotion personnelle jusqu’aux sentimens les plus généraux que le cœur humain puisse éprouver, le génie de Chateaubriand a embrassé et parcouru toute la gamme des thèmes lyriques ; tantôt sa personnalité s’est repliée sur elle-même pour se saisir et s’exprimer dans ses manifestations les plus intimes et les plus