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alors trente-cinq ans. Il était dans toute la force et dans tout l’éclat de son génie : il avait publié Atala, René, le Génie du Christianisme ; il allait écrire l’admirable Lettre sur la campagne romaine. Il venait de perdre Mme de Beaumont : des pensées attendrissantes de mort et d’immortalité, de religion et de gloire faisaient alors diversion à ses préoccupations politiques. « Je cherchais, dit-il, à ramener à un centre de repos mes pensées errantes hors de moi ; » or, ce « centre de repos, » que pouvait-il être autre chose que lui-même ? C’est en se repliant sur son « moi » que le poète des Martyrs s’est toujours consolé des souffrances et des désillusions que la vie ne lui pas plus ménagées qu’à un autre. Personne, sauf Rousseau peut-être, ne s’est plus voluptueusement retranché en lui-même, n’a plus vécu de sa propre substance ; et de même que Rousseau, si quelqu’un était comme prédestiné à écrire ses Confessions, assurément c’était Chateaubriand.

Voici comment, dans une lettre à Joubert, datée de décembre 1803, et qui devrait servir de préface aux Mémoires, il a lui-même indiqué ses intentions et défini son dessein : « Mon seul bonheur, écrivait-il, est d’attraper quelques heures, pendant lesquelles je m’occupe d’un ouvrage qui peut seul apporter de l’adoucissement à mes peines : ce sont les Mémoires de ma vie (tel était le titre primitif, encore conservé dans le manuscrit de 1826). Rome y entrera ; ce n’est que comme cela que je puis désormais parler de Rome. Soyez tranquille ; ce ne seront point des confessions pénibles pour mes amis : si je suis quelque chose dans l’avenir, mes amis y auront un nom aussi beau que respectable. Je n’entretiendrai pas non plus la postérité du détail de mes faiblesses ; je ne dirai de moi que ce qui est convenable à ma dignité d’homme et, j’ose le dire, à l’élévation de mon cœur. Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau ; ce n’est pas mentir à Dieu que de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter nos pareils à des sentimens nobles et généreux. Ce n’est pas qu’au fond j’aie rien à cacher ; je n’ai ni fait chasser une servante pour un ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la femme qui m’a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfans-Trouvés ; mais j’ai eu mes faiblesses, mes abattemens de cœur ; un gémissement sur moi suffira pour faire comprendre au monde ces misères communes, faites pour être laissées derrière le voile. Que gagnerait la société à la reproduction de ces plaies que l’on trouve partout ? On ne manque pas d’exemples, quand on veut triompher de la