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classes, ne laisse-t-il point subsister chez les autres une prétention légitime à la propriété, par exemple ? On dira que le devoir de charité répond à cette prétention, et cela est vrai pour les individus ; mais la collectivité même n’a-t-elle point ici à exercer un devoir de justice, ce que nous avions appelé jadis ici même « justice réparative ? » On est en présence d’effets collectifs et sociaux résultant de causes historiques et sociologiques, non d’un « procès » individuel conférant des titres individuels ; on ne peut donc armer l’individu d’un droit positif ; mais cela ne supprime pas les devoirs moraux de la collectivité. Les lois du fonctionnement même de la société ont pour résultat certains maux en même temps que certains biens ; comment la société, qui n’est pas un mécanisme aveugle, ne chercherait-elle pas à réparer moralement le mal qu’elle produit naturellement ? Comment pourrait-elle consentir à regarder comme sans remède ce qui résulte de rapports entre des êtres intelligens et aimans, non entre des rouages insensibles ? On a bien eu raison de le dire : « Il n’y aura jamais trop de vérité ni de justice dans le monde. »

L’idée de solidarité ne nous lie pas seulement au passé par des devoirs de justice réparative, elle nous lie à l’avenir par des devoirs de justice préventive. C’est une justice de ce genre, éminemment sociale et non individuelle, qui veut que l’Etat veille à la conservation de la race, au maintien de sa puissance de travail, de sa valeur physique, intellectuelle, morale. Les conséquences de l’abâtardissement retombent sur les générations suivantes, non seulement sur les individus qui en sont les victimes directes, mais sur tous les autres, qui en subissent les contrecoups. Ici encore, il a bien fallu que l’individualisme reconnût un lien supérieur de solidarité. De même que l’ivrogne ne se fait pas tort à lui seul et doit être puni au nom des autres, de même tout régime de travail qui aboutit à l’épuisement des travailleurs et à l’abâtardissement de leur génération intéresse non seulement les travailleurs eux-mêmes, mais la nation entière.

Enfin, par rapport au présent, la justice sociale doit considérer, outre les individus et leurs relations, les conditions nouvelles du milieu social tout entier. L’ère antique des « outils » et l’ère contemporaine des machines offrent des différences essentielles, dont Marx a eu seulement le tort de tirer des conséquences extrêmes. L’outil ne permettait guère à l’ouvrier que d’utiliser sa propre force personnelle ; il était pour l’individu, comme on l’a