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vue l’univers, de mettre son existence entière dans un sourire, dans un mot, dans un regard.

« Mais, alors même, une inquiétude insurmontable troublait mes délices. Je me disais : M’aimera-t-elle demain comme aujourd’hui ? Un mot qui n’était pas prononcé avec autant d’ardeur que la veille, un regard distrait, un sourire adressé à un autre que moi me faisait à l’instant désespérer de mon bonheur. J’en voyais la fin[1] et je m’en prenais à moi-même de mon ennui. Je n’ai jamais eu l’envie de tuer mon rival ou la femme dont je croyais entendre l’amour ; toujours destructeur de moi-même, je me croyais coupable parce que je n’étais plus aimé.

« Repoussé dans le désert de ma vie, j’y rentrais avec toute la poésie de mon désespoir. Je cherchais pourquoi Dieu m’avait mis sur la terre ; et je ne pouvais le comprendre. Quelle petite place" j’occupais ici-bas ! Quand tout mon sang se serait écoulé dans les solitudes où je m’enfonçais, combien rougirait-il de brins de bruyère ? Et mon âme, qu’était-ce ? Une petite douleur évanouie en se mêlant dans les vents. Et pourquoi tous ces mondes autour d’une si chétive créature ?

« J’errai sur le globe, changeant de place sans changer d’être, cherchant toujours et ne trouvant rien. Je vis passer devant moi de nouvelles enchanteresses ; les unes étaient trop belles pour moi et je n’aurais osé leur parler, les autres ne m’aimaient pas. Et pourtant mes jours s’écoulaient, et j’étais effrayé de leur vitesse, et je me disais : Dépêche-toi donc d’être heureux ! Encore un jour, et tu ne pourras plus être aimé. Le spectacle du bonheur des générations nouvelles qui s’élevaient autour de moi m’inspirait les transports de la plus noire jalousie : si j’avais pu les anéantir, je l’aurais fait avec le plaisir de la vengeance et du désespoir.

« Vois-tu : quand je me laisserais aller à ma folie, je ne serais pas sûr de t’aimer demain : je ne crois pas à moi. Je m’ignore. Je suis prêt à me poignarder ou à rire. Je t’adore ; mais, dans un moment, j’aimerai plus que toi le bruit du vent dans ces roches, un nuage qui vole, une feuille qui tombe. Puis je prierai Dieu

  1. C’est ce que j’ai cru lire dans le manuscrit. La copie porte : « J’en croyais l’enfer, » leçon qui m’a paru n’offrir aucun sens. Au reste, rien n’est plus difficile à déchiffrer que l’écriture de Chateaubriand dans ce fragment : le manuscrit même des Pensées de Pascal me parait plus lisible ; et, sans l’excellente copie que j’ai eue sous les yeux, je doute que des paléographes, même moins novices que moi, puissent aisément s’y reconnaître.