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Mémoires : elles sont apparemment du même ordre que celles qui l’ont empêché d’avoir recours à un secrétaire :


« Avant d’entrer dans la société, j’errais autour d’elle. Maintenant que j’en suis sorti, je suis également à l’écart ; vieux voyageur sans asile, je vois le soir chacun rentrer chez soi, fermer la porte ; je vois le jeune amoureux se glisser dans les ténèbres ; et moi, assis sur la borne, je compte les étoiles, ne me fie à aucune, et j’attends l’aurore qui n’a rien à me conter de nouveau et dont la jeunesse est une insulte à mes cheveux.

« Quand je m’éveille avant l’aurore, je me rappelle ces temps où je me levais pour écrire à la femme que j’avais quittée quelques heures auparavant. A peine y voyais-je assez pour tracer mes lettres à la lueur de l’aube. Je disais à la personne aimée toutes les délices que j’avais goûtées, toutes celles que j’espérais encore ; je lui traçais le plan de notre journée, le lieu où je devais la retrouver sur quelque promenade déserte, etc.

« Maintenant, quand je vois paraître le crépuscule et que, de la natte de ma couche, je promène mes regards sur les arbres de la forêt à travers ma fenêtre rustique, je me demande pourquoi le jour se lève pour moi, ce que j’ai à faire, quelle joie m’est possible, et je me vois errant seul de nouveau comme la journée précédente, gravissant les rochers sans but, sans plaisir, sans former un projet, sans avoir une seule pensée, ou bien assis dans une bruyère, regardant paître quelques moutons ou s’abattre quelques corbeaux sur une terre labourée. La nuit revient sans m’amener une compagne ; je m’endors avec des rêves pesans, ou je veille avec d’importuns souvenirs pour dire encore au jour renaissant : « Soleil, pourquoi te lèves-tu ! »

[1] « Il faut remonter haut pour trouver l’origine de mon supplice ; il faut retourner à cette aurore de ma jeunesse où je me créai un fantôme de femme pour l’adorer. Je vis passer cette idéale image, puis vinrent les amours réelles qui n’atteignirent jamais à cette félicité imaginaire dont la pensée était dans mon âme. J’ai su ce que c’était que de vivre pour une seule idée et avec une seule idée, de s’isoler dans un sentiment, de perdre de

  1. Ici commence dans le manuscrit (n° 12 454) le fragment écrit de la main de Chateaubriand (p. 23). Au début de la page, on lit au crayon : « Le premier feuillet manque. » Ce feuillet a heureusement été reproduit dans la copie (n° 12 455), et c’est d’après cette copie que j’ai pu donner la page qu’on vient de lire.