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d’être capitaliste est en réalité une récompense de mes efforts ; si je tiens ma fortune de mes parens, je représente ces derniers et leur effort. Aimeriez-vous mieux qu’ils eussent tout dépensé et que le « fonds des salaires » en fût diminué ? A qui ont-ils fait tort en épargnant ? L’humanité serait-elle aujourd’hui plus riche s’ils étaient morts pauvres ?

A coup sûr, certaines concentrations de capitaux se sont produites en ce siècle et continuent de se produire sous nos yeux, mais les diffusions et disséminations de capitaux deviennent encore plus nombreuses et constituent le phénomène dominant de l’époque. Nous ne sommes donc pas fatalement acculés, par le déterminisme matérialiste de l’histoire, à cette division finale de l’humanité en deux camps ennemis ; les capitalistes d’un côté avec tous les capitaux concentrés, les salariés de l’autre, avec le nombre et le droit de vote, puis le jeu de bascule final, où les salariés mettraient la main sur la masse des capitaux pour réaliser le collectivisme. Comment, d’ailleurs, toute la richesse pourrait-elle vraiment « s’accumuler à un pôle, » toute la misère à l’autre ? Le capital ne se nourrit pas de l’or ou du papier qu’il entasse, et il ne peut jouir de lui-même qu’en se dépensant. Or, ce n’est pas seulement dans la classe capitaliste que ces dépenses font circuler l’or, ce ne sont pas les capitalistes qui fabriquent eux-mêmes leurs vêtemens, leurs voitures, leurs alimens de choix, leurs vins fins, qui se servent eux-mêmes à table, etc. Comment donc l’un des pôles ne laisserait-il point passer un courant de valeurs vers l’autre pôle ? Comment le capital dormirait-il en avare sur ses milliards accumulés, ne les dépensant pas, tandis que le prolétariat, de son côté, mourrait de faim ? La prétendue loi de Marx enveloppe une contradiction essentielle et « loge son ennemi avec soi. » Le marxisme, en somme, est une vue unilatérale du mouvement des sociétés modernes. Il admet comme une loi sociologique que, à notre époque, tous les instrumens de production et d’échange tendent à passer de la forme de propriété individuelle à celle de propriété collective capitaliste, et que, dans l’avenir, à la propriété capitaliste se substituera partout la propriété sociale. La vérité, selon nous, c’est que beaucoup de propriétés deviendront en effet propriétés sociales, mais non pas toutes ; la propriété individuelle ira même en augmentant et en se généralisant sans empêcher pour cela de croître ni la propriété des associations particulières, ni la propriété de la grande association collective.