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rappelle ou fasse pressentir la basilique chrétienne, capable de contenir des multitudes. Par le caractère de son enseignement, son système d’épreuves et de grades, l’abstraction de ses symboles, le mithriacisme nous paraît surtout une religion de soldats et de lettrés. Au contraire, le christianisme fut tout de suite la religion populaire, celle des humbles et des simples, celle aussi des souffrans, de tous ceux que la religion officielle écartait et froissait par son orgueil cruel et la morgue de ses préjugés. Rien n’est plus étranger à la culture antique ; rien ne révolte davantage Celse et ses contemporains que la prédilection de Jésus pour les misérables, les pécheurs et les courtisanes. Le nouveau royaume de Dieu lui paraît un paradis de gueux. Qu’un vil esclave, un condamné de droit commun puisse, dans les destinées d’outre-tombe, prendre le pas sur un patricien délicat et lettré, nourri de la sagesse grecque, cette prétention le soulève d’indignation et de mépris. Au fond, c’est là sa principale objection au christianisme. Il n’a jamais compris « l’éminente dignité » du pauvre, ni ce que peut contenir de tendresse, de reconnaissance exaltée et de mystique amour une âme humiliée par la faute et qui, par le pardon, s’ouvre au repentir et à la réhabilitation. « Vos docteurs, écrit Origène, quand ils parlent bien, font comme ces médecins qui consacrent leurs soins aux seuls riches et laissent de côté le vulgaire. » Et mieux encore saint Augustin : « Dans les temples, on n’entend pas cette voix : Venez à moi, vous qui souffrez. Ils dédaignent d’apprendre qu’il est doux et humble de cœur. » Pour la première fois, avec la prédication de l’Evangile, le ciel des béatitudes s’ouvrait aux pauvres gens. Ils se sentaient pénétrés et conquis par la grâce des paroles divines, par l’exquise familiarité des paraboles, qui, sans effort, insinuaient à leur intelligence le meilleur de la sagesse des philosophes, flattés jusque dans leurs rancunes sociales par l’anathème jeté aux riches et aux puissans. Jamais pareil levier ne s’offrit à une religion pour soulever le monde et le renouveler. C’est par le cœur plus que par la raison que se prennent les hommes, et que se déterminent les grands courans religieux ; le succès d’une religion est une victoire sur les âmes.


A. GASQUET.