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ses traditions littéraires ; et les premiers écrivains russes, les moines lettrés du XIe et du XIIe siècle, s’ingéniaient à polir leur style, à donner à leur langue une pureté classique. L’ouvrage de l’évêque Hilarion sur la Loi et la Grâce, qui date de 1051, est, au dire des critiques russes, écrit avec tant de charme, et d’une forme si belle, que, « traduit en russe moderne, il pourrait passer pour un discours de Karamzine. » Le récit d’un pèlerinage à Jérusalem, œuvre de l’abbé Daniel, abonde en descriptions colorées, en réflexion ingénieuses ou profondes. Les chroniques, d’un style plus simple, ont une telle précision et un relief si fort, qu’elles « transfigurent les pages des manuels où elles sont citées. » De la même époque datent aussi les chansons populaires, ces étranges petits poèmes à la fois naïfs et subtils, les plus belles chansons populaires, assurément, qui soient en Europe, les plus délicates, et les plus poétiques : ce sont elles qui, depuis Pouchkine, alimentent la poésie russe, et toute la mélancolie des Nekrassov et des Toutchef y est déjà pressentie. Et de la même époque, enfin, de cette première vie de la littérature russe date ce Chant de la Campagne d’Igor qui, nous dit le prince Volkhonsky, « non seulement est pour nous seul de son espèce, mais dont la force poétique est si profonde que, aujourd’hui encore, elle fait de lui un des plus beaux monumens de notre littérature. »

« Un souffle sauvage, fiévreux, indompté traverse le poème, pénétrant et vivifiant tout ce qu’il touche. Le jour, l’aurore, le crépuscule, le vent, la plaine, le fleuve, l’herbe, tout s’anime à son contact, tout respire, et sent, et vibre à l’unisson du cœur de l’homme. Jamais le romantisme moderne n’est parvenu à nous rendre l’union de la nature et de l’homme aussi présente que ce poème, vieux de mille ans, où l’herbe se dessèche de chagrin. Écoutez ce commencement du récit de la bataille : « Ho ! les fils de Stribog s’ébranlent, — le vent souffle, emportant les flèches, — le fleuve se trouble et jaunit, — le champ gémit, la poussière se soulève, — et dans ses nuages flottent les étendards. » Rien de plus beau que la description des steppes, du camp. Le bruissement de l’herbe pendant qu’on dresse les tentes, le bruit des roues des chariots sur le sable, tout s’évoque à l’observation du poète, et tout est mis à profit pour donner, plus complète, une impression de vie[1]. »

Voilà où en était l’évolution de la littérature russe lorsque, en 1224, l’invasion des Tartares est venue l’interrompre. Et alors a commencé,

  1. Le Chant de la Campagne d’Igor a été traduit en français par Mickiewicz dans les Slavons (1849), et par M. Rambaud dans La Russie Épique.