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y être que pour nous. Et cela est ainsi, et peut-être vaut-il mieux que cela soit ainsi. Car non seulement l’âme d’une langue échappe toujours à celui qui déjà en possède une autre, mais, à vouloir saisir l’âme d’une autre langue, on risque de laisser échapper celle qu’on possède. L’étude des langues étrangères a, certes, de grands avantages, et je ne crois pas que, telle qu’on l’a jusqu’ici pratiquée en France, ses inconvéniens puissent s’être fait très vivement sentir : mais elle a pourtant des inconvéniens, et dont l’un des plus considérables est précisément d’atténuer en nous le sens de notre langue propre. A moins d’être organisé d’une façon exceptionnelle, un esprit ne peut avoir qu’un seul mode de pensée, ou, si l’on veut, qu’une seule syntaxe : et lui en imposer une autre, — l’allemande par exemple, quand il est Français, — c’est forcément lui rendre plus difficile l’expression naturelle et spontanée de ses idées. Tous ceux-là le savent bien qui sont contraints de vivre à l’étranger, ou même d’avoir souvent à lire des écrivains étrangers : ils savent combien est dangereuse, pour le bon ordre de leurs cerveaux, cette nécessité de varier sans cesse le rythme de leur pensée, combien elle est fatigante, et combien elle est vaine, puisque le secret des langues étrangères ne s’acquiert jamais. Ce n’est pas ceux-là, j’imagine, qui demanderaient qu’au lieu de soumettre l’esprit des enfans français à la discipline du latin, — langue parente du français, et, en quelque sorte, plus française, — on le désarticulât, qu’on le dépouillât de son caractère natal et de son pouvoir d’expression, en le contraignant à penser en allemand et en anglais. Et peut-être auraient-ils tort de ne pas le demander, car la netteté des idées et la propriété du langage sont chose secondaire, en comparaison de tant d’autres qualités que réclame notre vie d’à présent : mais, pour indispensable que soit devenue l’étude des langues étrangères, mieux vaut qu’elle prenne une direction purement pratique, et qu’elle laisse en paix les œuvres des poètes. C’est déjà assez que Shakspeare et Goethe figurent au programme du baccalauréat : n’y joignons pas encore Pouchkine ! Qui sait si ses vers, en pénétrant chez nous dans leur texte original, n’achèveraient pas de brouiller notre goût, et de nous empêcher d’apprécier Lamartine ?


Mais nous n’en sommes que plus heureux quand un auteur étranger, connaissant à la fois notre curiosité et notre ignorance, consent à nous parler des poètes de son pays. C’est ce qu’a fait le prince Volkhonsky, dans ces conférences américaines qui, publiées d’abord en anglais et en russe, viennent d’être traduites en allemand, avec une foule