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Nous admirons parmi les poètes anglais Byron, quand nous sommes de bonne foi, et Shelley, et Rossetti, et M. Swinburne, quand nous nous piquons d’être des délicats : mais les grands poètes anglais, je veux dire ceux que les Anglais mettent au-dessus des autres, Wordsworth, Tennyson, le vrai génie de ceux-là nous échappe toujours. Est-ce donc que nous ne savons pas suffisamment l’anglais ? J’ai connu des étrangers qui savaient l’anglais autant, à coup sûr, qu’on peut le savoir ; et ce n’était pas la pensée ni les images, c’était la grâce du rythme, c’était l’harmonie des mots qui les touchaient dans les vers d’Edgar Poe : mais les Anglais leur répondaient, à eux aussi, qu’Edgar Poe est un grand poète pour les étrangers. Il y a de ces poètes-là dans tous les pays, des poètes que les étrangers, invariablement, préfèrent à ceux que l’opinion de leurs compatriotes place au-dessus d’eux. Il y en a même en Russie : et si les auditeurs américains du prince Volkhonsky avaient été, comme il le leur souhaitait, capables de lire les poètes russes dans le texte original, Lermontof, sans doute, leur aurait paru plus grand que Pouchkine.

Non, ce n’est pas la connaissance des langues étrangères qui pourra permettre aux diverses nations de jouir en commun de leurs « trésors poétiques. » M. Volkhonsky, par exemple, doit être certainement un polyglotte parfait : il a fait en anglais ses conférences de Boston, et j’imagine qu’il les referait, avec la même aisance, en français, en allemand, ou en italien ; il connaît, en tout cas, les auteurs français d’autrefois et d’aujourd’hui ; et son sens critique, son goût, sont des plus fins, comme on aura l’occasion de le voir tout à l’heure. Mais il est Russe, de naissance et d’éducation ; et, tout en connaissant à fond les poètes français, au point sans doute de pouvoir les citer de mémoire, il n’a point la même façon de les comprendre que nous. Dans les reproches qu’il adresse à ce qu’on appelle en Russie « le pseudo-classicisme, » et qui est l’art classique français du XVIIe siècle, pas un instant il ne s’arrête à distinguer Corneille et Racine de la troupe de leurs imitateurs français et étrangers. « Le mot pseudo-classicisme, nous dit-il, désigne surtout les tragédies de Corneille, de Racine, et de leur école. » Après quoi, il ne nous entretient que des défauts de ce pseudo-classicisme, de la « perruque, » du « cothurne, » toutes choses que les poètes russes, en effet, auraient peut-être pu se dispenser d’emprunter à leurs confrères français, mais toutes choses auxquelles, depuis un demi-siècle bientôt, nous avons perdu l’habitude de mêler le nom de Racine.

C’est qu’il y a pour nous, dans Racine, quelque chose qui ne saurait