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serrant la main à des gens qu’il aurait volontiers poignardés… Il était très ignorant et ne connaissait dans l’histoire que le nom de Brutus qu’il entendait retentir à la Convention. » « Talleyrand faisait argent de tout. Il ne pense qu’à son intérêt personnel. La chose qui serait le plus utile à l’État, si elle ne doit rien lui rapporter, est mise de côté. » Sur ceux qui l’ont précédé au trône de France il a des opinions assez particulières et dont le mieux qu’on puisse dire, c’est qu’elles manquent de mesure : « Henri IV n’a jamais fait rien de grand. Il donnait 1 500 francs à ses maîtresses. Saint Louis est un imbécile. Louis XIV est le seul roi de France digne de ce nom. » Il juge et le plus souvent il exécute d’un mot ses compagnons d’armes et ses lieutenans : Kléber qui n’aimait la gloire que comme le chemin des jouissances, qui changeait de visage rien qu’à entendre parler de Paris et de ses plaisirs ; Moreau, capable tout juste de commander une division ; Masséna, très brave, mais pauvre général ; Ney, précieux sur le champ de bataille, mais trop immoral et trop bête pour réussir. Il raisonne, avec une autorité qui n’appartient qu’à lui, sur les campagnes de Condé, de Luxembourg, de Frédéric. Il rend hommage au génie de Turenne qu’il tient pour le meilleur homme de guerre. Enfin, s’il nous est impossible de le suivre dans les explications techniques que Gourgaud reproduit avec complaisance, du moins apercevons-nous l’importance de quelques-unes de ses déclarations relatives à l’art de la guerre. Il faut l’en croire lorsque, se citant lui-même en exemple, il affirme que l’art de la guerre tient plus de la divination que de l’expérience. « Je vous assure que j’ai livré soixante batailles. Eh bien ! je n’ai rien appris que je ne susse dès la première. Voyez César, il se bat la première fois comme la dernière. » D’après lui, fermeté et bon sens seraient les qualités maîtresses d’un bon général, ce qui tendrait à prouver que les objets auxquels s’applique l’esprit humain peuvent bien être différens, mais qu’on réussit partout par les mêmes moyens : « La qualité essentielle d’un général est la fermeté, qui, du reste, est un don du ciel… L’art de la guerre ne demande pas de manœuvres compliquées. Les plus simples sont préférables. Il faut surtout avoir du bon sens. On ne comprend pas après cela comment les généraux commettent des fautes. C’est parce qu’ils veulent faire de l’esprit. » Si d’ailleurs Napoléon ne se met que pour moitié dans le succès des batailles qu’il a gagnées, s’il déclare qu’en fait c’est l’armée qui gagne la bataille, et que la plus grande force d’une armée lui vient de sa valeur morale, son témoignage est trop précieux pour que nous ne nous empressions pas de le recueillir et de le retenir.