Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/395

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demi-nue de leur mère et formant avec elle un admirable entrelacement de bras et de jambes dorés ; des femmes bibliques accoudées à la margelle d’un puits ; sous l’ombre d’un arbre à mangues, une négresse vautrée dans l’herbe et jouant avec ses petits qui la chevauchent, la tirent par les cheveux et crient Mma ! Mma ! et, devant un étalage de fruits et de feuilles de bétel, où nous nous arrêtons, l’étrange rencontre d’un blême Européen, habillé comme un Cynghalais, fuyant mes regards et ramenant les plis de sa jupe pour me dissimuler la blancheur de sa peau.

Environ toutes les deux heures, nous arrivons à un relais : on nous amène des chevaux dont les naseaux sont pris et serrés dans des nœuds coulans. Ils se mordent, se cabrent, ruent, s’emballent ; les palefreniers courent pendant une demi-lieue en les tenant à la crinière. Aux tournans et aux descentes, le postillon saute à terre et leur saisit la bride. Que ne le fit-il toujours ! A un certain moment, l’attelage partit à fond de train, dévia de la chaussée et, notre roue heurtant et défonçant une borne de pierre, nous nous retrouvâmes étalés avec la Royal Mail dans les chaudes broussailles. Nos compagnons de voyage, un maigre patriarche cynghalais à tête d’oiseau, deux femmes dont la mâchoire en saillie grimaçait un immuable rire, et un enfant de trois ou quatre ans, se relevèrent sans pousser un cri, sans prononcer une parole, sans manifester la moindre surprise. Seul notre cocher se tenait les côtes et, probablement pour éviter les reproches, geignait des Hullah ! Hullah ! Les chevaux dételés commencèrent à paître d’une âme satisfaite, et la patache semblait avoir retrouvé sa position naturelle. Les deux femmes et l’enfant s’accroupirent au bord du fossé, pendant que nous remettions la pauvre vieille sur ses roues. « Bah, disait-elle, vous en verrez bien d’autres et tout ici-bas n’est qu’apparence. » A Dambulla, sa roue de devant nous faussa compagnie, mais elle le fit le plus poliment du monde, à dix pas de chez un forgeron.

J’en profitai pour escalader, au soleil de midi, d’énormes des de rochers et visiter une pagode souterraine. Au pied même de l’ardente montée, je passai devant une maisonnette à vérandah où un bonze, nonchalamment couché sur un lit de rotin, goûtait la fraîcheur des acacias et lisait un vieux livre. Mon guide lui ayant adressé la parole, il daigna lever la tête, ébaucha un léger signe, et laissa tomber sur l’être ignorant, curieux et futile que j’étais, un regard de si parfait mépris, que j’eus conscience de mon indignité.