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entr’ouvertes et teintes de vermillon, le colosse étendu cuve son Nirvana.

Au moment où nous sortions, cinq ou six paysans, qui s’étaient barbouillé le front avec de la bouse de vache, se précipitèrent à genoux et, prosternés contre le sol, entonnèrent de si douloureuses litanies, que notre De profundis n’a pas d’accent plus funèbre. Ils clamaient en cadence : « Dieu puissant, ayez pitié de nous ! Dieu bienfaisant, ayez pitié de nous ! » et, pendant que, par un autre sentier, nous regagnions le grand chemin à travers un morceau de jungle, nous entendions encore leur lamentation désolée.

Sur le bord de la route, aux approches du village, près des plantations de café, des temples hindous s’illuminaient, et leurs façades en pyramides tronquées, leurs mascarons grimaçans, les bêtes d’airain qu’on entrevoyait dans leur profondeur, leur symphonie burlesque de sistres, de tamtam et de cymbales produisaient l’effet d’une étonnante parade de bateleurs. On allumait aussi les veilleuses de la mosquée, et de grands corps, noblement drapés, entouraient le réservoir aux ablutions, dont l’eau se décolorait sous la tombée de la nuit. Des troupeaux de chèvres brunes défilaient devant nous, conduits par des enfans. De petits chiens malingres et galeux jappaient sur le seuil des cases. Quand l’ombre sans étoile eut tout submergé et que les boutiques de Matalc eurent éteint leurs quinquets et souillé leurs torchères, on ne perçut plus, en traversant le village, que de faibles lueurs et des rythmes de rauques prières, qui filtraient entre les planches des contrevens mal clos.

Ma première nuit de Resthouse, en pleine nature cynghalaise, me tint éveillé par ses stridulations infinies. J’ai vécu, durant ma jeunesse, dans une petite ville bretonne, pas très loin d’un tailleur de granit qui sculptait des calvaires et des tombes. Par les chaudes journées d’été, quand nous laissions nos fenêtres ouvertes, le bruit des scies et des marteaux sur la pierre arrivait jusqu’à nous du fond d’un large silence. C’est le même bruit qui a vrillé et martelé mon insomnie. Et mes années d’autrefois ont passé les mers et m’ont donné leurs bouquets d’ajoncs à respirer, dans cette nuit exotique où des millions d’insectes crissent, claquètent, grésillonnent et tintent.

Vers six heures du matin, la trompette de la Royal Mail qui devait nous emporter à travers les jungles vers l’ancienne capitale