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— « Celui-là, fit-il, en prenant le dernier de la rangée, celui-là n’est ni grand ni beau, mais il vaut plus que les autres. Il a été vendu par un bonze qui l’avait volé dans sa pagode. »

Le soir, Kandy s’enveloppe de silence, à moins que des épousailles n’emplissent les rues du bourdonnement de la foule, du bruit des pétards et de l’éclat des feux de Bengale. Le dernier souvenir qui me reste de cette ville est précisément celui d’une soirée où un mariage musulman avait mis en branle des cortèges de lanternes et d’enfans, les bras chargés d’épis et de palmes. Les deux fiancés étaient exposés, chacun dans sa maison, depuis dix heures du soir jusqu’à deux heures du matin. Alors le jeune homme, escorté de ses parens et de ses amis, irait en grande pompe retrouver la jeune fille. Dans une salle blanchie à la chaux, qu’illustraient quelques peintures de mosquées et de palais mauresques, sous un dais de pourpre et sur des coussins de soie, nous vîmes, en rentrant, le marié, beau garçon à fine moustache noire, immobile comme une idole, pendant que ses amis achevaient sa toilette au bruit des tamtams et des fifres. le dos de la main à plat sur le genou et les doigts recourbés, il attendait que le henné séchât autour de ses premières phalanges et dans le creux de sa paume. Son visage de statue et ses yeux aux prunelles d’escarboucle planaient sur les cris, les rires, les voix rauques et les rangs accroupis des chanteurs et des musiciens. A l’autre bout de la rue, dans une salle mêmement décorée, la jeune fille, parée de ses plus riches atours, la tête hérissée d’or, les oreilles tendues de girandoles, le col et les poignets non moins resplendissans que des écrins ouverts, le sein gonflé sous des esclavages de pierreries, croisait ses mains rougies et baissait les paupières. Elle était déjà forte ; son nez allongé, ses joues grasses, son menton court et pointu, lui donnaient une vague ressemblance avec ces divinités égyptiennes étrangement sournoises. Ceux qui entraient déposaient devant elle des épis, symboles de la fécondité, et, dans l’air surchauffé de parfums et de mélopées aiguës, au-dessus d’un grouillement de têtes qui jetaient des reflets d’ambre et de voiles rutilans, sa gorge haletait d’une mystérieuse angoisse. Les heures de la nuit brûlaient dans les lustres de verre ; au dehors, la foule s’était évanouie, et les deux êtres qui allaient s’unir, séparés par d’épaisses ténèbres, continuaient de trôner, impassibles et solitaires, dans la magnificence et le sabbat de leur veillée de noces.