Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/381

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monsieur, sont d’admirables syndicats ! » Syndicats, corporations, en effet, comment appeler d’un autre nom des groupemens de charpentiers, de tailleurs, de pêcheurs, de vanniers ? Mais ces syndicats ne sont reliés par aucune idée commune. Chacun d’eux est à soi-même son monde et sa patrie. Lorsque les Grecs d’Alexandre débouchèrent dans l’Inde, ils furent frappés de l’indifférence des paysans hindous, qui continuaient sur leur passage à labourer paisiblement la terre. On n’a pas besoin de pénétrer à l’intérieur de Ceylan pour trouver des Cynghalais qui ne se doutent pas que leur pays appartient aux Anglais. Que pourraient donc des hommes comme Senathi ? Quel ascendant prendraient-ils ? Toute leur science indo-européenne ne fait que les éloigner davantage, s’il est possible, du reste de leurs concitoyens. Leur scepticisme religieux a rompu les derniers fils qui les rattachaient à leurs inférieurs. Parmi les Brahmes, les uns, par goût de l’étude, ont obliqué vers les écoles anglaises et ont abdiqué le sacerdoce pour l’enseignement ; les autres, dégradés, avilis, ne forment plus qu’une abjecte prêtraille. Le Bouddhisme, chassé de l’Inde, agonise à Ceylan. Ses moines, que ne retient plus la crainte d’un conseil ecclésiastique, ont fait de l’austère solitude, où jadis leur âme se lavait des souillures du monde, une scandaleuse abbaye de Thélème. Ils ânonnent des textes qu’ils ont cessé de comprendre, et, quand ils sont las de leur désœuvrement, ils fabriquent de la fausse monnaie.

Ce peuple hétérogène n’a point de vertu, mais il pousse encore vers le ciel de puissantes et solitaires intelligences où s’épanouissent tous les dons de la race. Leur floraison, moins luxuriante qu’au temps passé, ne fut peut-être jamais plus belle. La serpe anglaise les a émondées des lianes parasites dont les accablait leur débauche de songeries funèbres. Elles tiennent plus profondément au sol et s’élancent, avec la légèreté majestueuse des gerbes de bambous, vers la lumière occidentale. Mais elles ne donnent point d’ombre et leurs fruits n’ont pas de saveur pour ceux qui végètent à leur pied. Ce Tamoul dont j’écoutais la parole près des cocotiers farouches et de la pâle torpeur des vagues me faisait l’impression d’un grand exilé sur sa terre natale.

Quand nous avons quitté Mount Lavinia, les routes se fonçaient de pourpre sombre, et, tournant la tête, je m’étonnais en vérité de n’y point voir l’épée de feu des Chérubins que Dieu plaça au seuil du Jardin de Délices.