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le guide reprit : « Le bonze affirme que, sur les six pièces qu’il vous rend, il y en a deux qui, plus lourdes que les autres, valent double. » Je ne pus m’empêcher de rire de cette supercherie grossière ; mais, quand ils virent que je tiendrais bon, le disciple du grand comtempteur des biens terrestres se décida à me remettre deux autres roupies qui, si j’en juge à la difficulté qu’il éprouva, devaient peser un poids considérable. Cet impôt acquitté on nous permit de contempler près de la loge du bonze, étendu sur une table de pierre, un Bouddha de la taille d’un enfant. Je ne sais s’il était en cire, en bois ou en carton, mais on l’avait enduit de couleurs luisantes. Son ventre était gras ; et sa figure glabre, aux yeux mi-clos, bouffie et pleine de fard, ébauchait un équivoque sourire. J’ai vu bien des idoles ; je n’en avais point conçu de plus répugnante que cette image polychrome et d’un sexe douteux. Mais ce fut pire quand on nous introduisit dans l’étroite et longue salle du grand Bouddha. Là, derrière un vitrage à petits carreaux, qui prenait toute l’obscure galerie et qui ressemblait aux vitrines poudreuses des vieux laboratoires, un monstre, mesurant vingt-sept pieds de longueur, les jambes collées l’une sur l’autre, le bras droit replié sous la tête et le bras gauche démesurément allongé, projetait un ventre énorme qui, dans la pénombre, m’apparut cuirassé d’écaillés. Je distinguai peu à peu ses paupières tombantes, ses traits empâtés, l’ambiguïté de son demi-sourire, sa gorge décolletée. Ce corps, dont il semble que la graisse ait fondu les os, les nerfs et les muscles, n’a pas plus de grandeur que l’éléphantiasis n’a de majesté. Réunissez les eunuques de l’Orient ; qu’ils imaginent un dieu à leur ressemblance, et leurs efforts aboutiront à la conception de ce colosse mou.

Notre guide nous dit d’un air confidentiel : « Il y aura fête au temple cet après-midi. Une nouvelle convertie, une dame fort riche, a fait annoncer sa visite. C’est la comtesse de Canaverro ; les journaux s’occupent beaucoup d’elle et les bonzes la recevront en grande pompe. — Nous la connaissons, » lui dis-je. Nous avions voyagé ensemble. Grande, élégante, la taille svelte encore malgré la quarantaine, le profil coupant, mais le sourire très doux, des yeux qui brûlent sans rayonner, la tête droite sous le fardeau de sa chevelure, elle offrait un curieux mélange de hauteur et de bienveillance, de fanatisme et de distinction mondaine. Fille d’une Espagnole et d’un Américain et femme d’un diplomate portugais, elle avait quitté son mari, ses enfans, son foyer pour venir