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broderies et d’or ; le velours nacarat des fauteuils et des stalles s’avivait sous la lumière des lustres, et les murs étaient tapissés de palmes vertes. Des sergens de ville en bonnet rouge au matricule doré, et des Cynghalais drapés de blanc qui gardaient les portes s’empressèrent vers nous. Mais nous n’attendîmes point que les fantoches et le public parussent, et nous repartîmes dans les ténèbres.

Jeudi, 14 octobre.

Je me suis réveillé ce matin avec un si profond détachement des biens de ce monde que ma première pensée a été de voiturer mes hommages au seigneur Bouddha. La chaleur de cette terre surchauffée près d’une mer sans brise me produit l’impression bizarre que je ne m’appartiens plus comme autrefois. Etes-vous jamais descendu chez un hôte dont les implacables prévenances ne vous laissaient point souffler et qui ne vous lâchait non plus qu’un trésor ? Malgré que vous en eussiez, il fallait renoncer aux entretiens avec vous-même et subir l’ascendant de votre garde du corps. Cet hôte qui m’obsède est le soleil. Le rayon qui me cuit et m’aveugle, me devance et me poursuit, ce rayon qui m’a chassé du lit et qui maintenant remplit ma chambre, ce rayon torturant me pénètre, envahit mon âme, en saccage la pénombre, y installe le silence et le vide. Je ne suis plus seul et ne vis plus dans mon intimité. La nature entre en moi comme chez elle ; et cet état de kaléidoscope impersonnel où me réduisent les successions de phénomènes m’incline au renoncement bouddhiste. Tout effort me paraît si pénible, que je serais peut-être capable d’en faire un qui me dispensât à jamais des autres.

Quelques instans plus tard, montés dans des djinrikisha, nous filions à toutes jambes, — je parle des jambes de nos coureurs, — vers le temple de Calani où repose un fameux Bouddha couché. Les routes, pareilles à celles d’hier, étaient encombrées de voitures à bâche traînées par des bœufs, dont la robe couleur de granit est brûlée aux épaules de marques noires. Des charrettes défilaient, et les conducteurs, les uns, la main sur le timon, marchant entre leurs bœufs, les autres trônant au sommet de leurs piles de sacs, avaient tous, sous les plis de leur toge blanche, une majesté de patriarches ou de triomphateurs. L’ombre des arbres et la lumière du ciel, qui se jouaient sur ces hautes litières, en faisaient comme des damiers mouvans d’ébène et d’or.