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Monseigneur, la chemise m’est plus près que le juste-au-corps… Je me souviendrai toujours de ce que le Roi m’a dit à Wusterhausen, quand Votre Altesse était dans le château de Kilstrin et que je voulais prendre son parti : « Dieu me fasse mentir ! mais mon fils ne mourra pas d’une mort naturelle et Dieu veuille qu’il ne tombe pas dans les mains du bourreau ! »

Les fiançailles se firent et rapportèrent à Grumbkow une gratification de 40 000 florins. L’année suivante, le 12 juin 1733, tout était consommé ; mais, soit rancune, soit qu’il n’eût plus rien à lui demander, Frédéric sera deux ans environ sans écrire au maréchal. Quand la correspondance reprend, elle a un autre caractère : les circonstances, les situations, tout est changé. Par un retour assez commun des choses de ce monde, Grumbkow a perdu un peu de son crédit, il est parfois en délicatesse avec son maître, et ce grand donneur de conseils en demande à Frédéric. Il a affaire à un homme que le mariage semble avoir subitement mûri, et qui, après avoir désolé sa jeune femme par ses froideurs, aura des procédés pour celle qu’il avait traitée de vilaine créature : « Elle est très douce, dira-t-il à un ami, très docile, complaisante à l’excès, et cherche à prévenir tous mes désirs. Je serais l’homme le plus méprisable du monde si je ne la respectais pas. »

A la vérité, son père n’a pas désarmé et persiste à se défier de lui : « Je suis observé soigneusement, et le Roi éclaire mes actions d’assez près… Jamais artisan n’eut si mauvaise opinion de son propre ouvrage que le Roi l’a du sien. Si c’est modestie, il faut convenir qu’elle est poussée un peu loin. Ne dirait-on pas qu’on ne saurait faire la guerre aux Français parce qu’on parle français, parce qu’on lit les bons auteurs qui ont écrit en leur langue, et qu’on aime les gens civils et spirituels que leur nation a produits ? »

Aussi bien, Frédéric-Guillaume, qui le tiendra à jamais pour suspect, a récompensé son obéissance en l’installant dans le château de Rheinsberg. Il a un certain état de maison, il se sent plus près du trône, et, prenant sur ses goûts, sur ses plaisirs, de jour en jour il s’occupe avec plus d’application de ses devoirs professionnels. Chaque matin, il fait exercer son régiment : « Pour le militaire, on se mettra sur un bon pied avec le père, et on tâchera de lui faire voir que l’on sait ce qu’on est. » Il emploie une notable partie de ses loisirs à s’instruire des affaires du temps, il étudie l’histoire, il se prépare à devenir un grand homme d’action en commentant et critiquant les actions des autres. Il sent lui-même à quel point il a changé. Il se souvient de ce préfet du prétoire, qui, tombé en disgrâce sous Adrien, alla finir ses