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sortit vainqueur de cette aventure : « Le roi de Pologne, écrira Pöllnitz, en tomba malade et n’en revint pas, et la santé de M. Grumbkow en fut toujours altérée depuis. »

Mais cet ivrogne, quand il le voulait bien, était le plus engageant, le plus séduisant et le plus astucieux des hommes. Selon les occurrences, il se faisait aimer ou se faisait craindre ; pouvait-on lui en demander davantage ? Après avoir achevé ses études aux universités de Halle et de Leyde, il avait, pendant la guerre de la succession d’Espagne, fait un séjour de plusieurs années au quartier général de Marlborough, où il avait lié commerce avec tous les grands personnages du temps, étudié de près les rouages, les ressorts secrets de la diplomatie européenne.

C’est là qu’il s’était fait sa philosophie de la vie, sa doctrine des choses humaines, et le premier point de cette doctrine, ainsi qu’il l’expliquera plus tard au Prince royal, était que « la politique consiste à user de toute sorte d’expédiens illicites pour s’entre-nuire, » qu’il y a sans doute un décorum à garder, qu’il faut sauver les apparences, mais « que ceux qui blâmaient Louis XIV d’avoir fait la distinction entre la lettre et l’esprit d’un traité, font presque toujours la même chose, c’est-à-dire qu’on ne croit aucun traité valable qu’autant qu’il est conforme à l’intérêt du contractant, que c’est une convention tacite entre les souverains, qu’un prince qui se pique d’intégrité passe pour une bonne dupe et s’expose au ridicule. »

Sans doute les souverains qui l’employaient ne trouvaient rien à redire à sa doctrine politique ; mais ils lui reprochaient d’appliquer les mêmes maximes aux affaires publiques et à ses affaires particulières, d’user d’expédiens très illicites pour avancer sa fortune. Libre de tout scrupule, il lui suffisait pour se mettre en règle avec sa conscience d’observer un certain décorum. Le roi Frédéric Ier s’en était avisé ; on racontait qu’à son lit de mort, il l’avait fait venir et lui avait dit : « Vous êtes un grand fripon ; corrigez-vous, ou vous n’aurez jamais part au bonheur éternel que je goûterai avant peu. » La reine Sophie-Dorothée avait pour lui tant d’aversion qu’on osait à peine prononcer son nom devant elle. La margrave de Bayreuth l’a représenté dans ses Mémoires comme un habile intrigant, au cœur traître, qui inspirait une antipathie instinctive aux gens de bien. Frédéric-Guillaume Ier savait à quoi s’en tenir sur sa vertu ; il ne laissait pas de lui conter toutes ses affaires, il le mettait dans la confidence de ses peines et de ses projets, le consultait sans cesse, se gouvernait par ses conseils. Il y a des charmes qu’on ne rompt pas : on méprise la femme