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seconds. Dans le Levant, grâce aux traditions séculaires, au prestige renouvelé sans cesse de nos armes, de notre apostolat, de notre civilisation, la part de notre négoce était belle, et la distance entre l’Angleterre et nous, moindre qu’ailleurs.

Maîtres d’une clientèle qui, dans le monde entier, se disputait leurs produits et sûrs d’avoir des commandes au-delà de ce qu’ils pouvaient fabriquer, les deux peuples imposaient leurs prix, leurs modes, leurs habitudes, et n’avaient besoin de ménager ni la bourse ni le goût des autres. Le commerce français surtout, qui touchait à l’art, mettait non seulement son intérêt, mais son point d’honneur à traiter de haut sa clientèle étrangère. Il eût considéré toute concession aux habitudes et aux désirs des autres peuples comme une atteinte à son indépendance créatrice, un renoncement à sa supériorité. Cette supériorité s’était imposée sans solliciter l’avis de personne ; de même, pour la maintenir, n’avait-il pas à apprendre le goût d’autrui, mais à le former, et à servir bien les gens, fût-ce malgré eux. Tout producteur français tenait sa clientèle étrangère comme son obligée et ressemblait un peu au père de M. Jourdain, cet « honnête gentilhomme qui se connaissait en étoffes, en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui, et les donnait à ses amis pour de l’argent. » Ainsi les marchands français, en recevant le prix, songeaient surtout au service rendu par eux, et le voulaient rendre à leur manière. Ce sentiment complexe, où se mêlaient la probité, la paresse et l’orgueil, était alors sans danger : les complaisances envers le public sont superflues à ceux qui, de droit ou de fait, possèdent un monopole.

Ce monopole n’est plus, et notre fin de siècle a changé les conditions du travail dans ce monde.

Les États-Unis s’étaient préparés peu à peu à tirer eux-mêmes tous les profits de leurs richesses : pour réserver à leur industrie naissante un marché, ils ont fermé par des taxes prohibitives leur territoire aux importations étrangères. Le Japon s’est révélé, par son industrie, par son armée, par sa marine, par ses réformes politiques, un contrefacteur soudain et étonnamment habile de l’Europe : le saut de dix siècles qui l’a jeté de l’immobilité la plus hiératique dans les plus récentes modernités ne lui a même pas laissé le calme de choisir entre elles, et il s’est donné pêle-mêle les biens et les maux que nous confondons sous le nom de progrès. La Chine, autrement fidèle à son passé, ne s’est ouverte à ces progrès que sous la contrainte des peuples européens, mais