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énergique et entêtée, qui a pu imposer, mais qui ne prouvait que la conviction de l’orateur. Dire par exemple à ceux qui ne voulaient plus pour la France qu’une politique exclusivement continentale : « Alors, allez jusqu’au bout de cette théorie et faites ce que comporte la logique de cette politique : débarrassez-vous de ce gros budget de la marine qui impose à notre trésor tant de sacrifices ; » n’est-ce pas l’argument sophistique par excellence, celui qui consiste à attribuer à l’adversaire une pensée qui est à celle qu’il a comme cent à dix, pour triompher facilement de l’énormité de cette doctrine ou de ce dessein ?

Très souvent. Ferry n’était pas plus difficile que cela sur le choix de son argumentation, non certes pas qu’il fût sophiste réellement, personnellement ; mais où Thiers était trop arrivé, si je puis dire, c’est-à-dire à se dépersonnaliser de manière à penser à son gré ce que pensait l’adversaire, plus exactement que l’adversaire même, c’était où Ferry ne pouvait pas atteindre même un peu, même une fois dans sa vie, étant incapable de bien des choses, mais plus incapable que de tout de sortir, fût-ce une seconde, de sa personnalité fermée, cadenassée et bastionnée de toutes parts. — L’impression qui reste de lui est celle d’un solide, vigoureux, agressif et incorrect affirmateur.

L’éloquence parlementaire actuelle, chez quelques-uns adroite et habile, chez d’autres très énergique et assez puissante, ne donnera pas aux « rhéteurs » de l’avenir de régals pareils à ceux que l’ancienne lui a donnés. Toujours pressées et impatientes, les assemblées modernes veulent des discours très brefs, et, pour cette cause, ni le discours par théories générales, ni le discours par historique de la question n’est admis, et ce sont ces deux formes de harangues qui donnent à l’éloquence tout son jeu. Aussi c’est comme en marge de la politique, c’est dans les discussions relatives aux théories socialistes, que le grand orateur socialiste et son redoutable adversaire ont ramené les grands jours de l’ancienne éloquence parlementaire. Il y a encore là de bonnes leçons d’art oratoire à prendre. Mais ce sera l’affaire des futurs « rhéteurs » de les démêler, et, en tout cas, ce n’est pas ce que je me proposais pour aujourd’hui.


Émile Faguet.