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cela surtout étant probant, emportait la preuve. Car sous chacune de ces scènes on sentait l’orateur disant : « N’est-ce point cela ? N’est-ce point vous ? Ne vous reconnaissez-vous pas ? N’entendez-vous point vos paroles ? Ne reconnaissez vous point vos idées ? S’il en est ainsi… »

Et enfin, dernière qualité, essentiellement pratique, que Thiers poussa si loin, vers la fin, qu’il ne fut pas très loin de la porter jusqu’au défaut. M. Thiers, surtout dans les dernières années de sa vie, plus personnel que jamais au sens moral du mot, et volontaire à souhait, s’appliquait, comme orateur, à se dépersonnaliser autant que la chose était humainement possible. Ce qu’il eût voulu, c’est que toutes les façons de penser et de sentir de son auditoire eussent été exprimées par lui au cours du discours qu’il faisait, et que toutes les pensées de ceux de ses auditeurs qui étaient capables d’en avoir une eussent été exprimées par lui avec plus de netteté que ceux qui les avaient n’étaient capables de leur en donner. Il semblait dire : « Je vous comprends tous, et je suis frappé de ce qu’il y a d’intelligent, d’élevé et de profond dans tout ce que vous pensez tous. Vous, par exemple, vous pensez ceci, n’est-ce pas ? Or, rien n’est plus juste. Seulement… Et vous, vous pensez cela. C’est bien cela ? Vous voyez si je vous entends ! Eh bien, c’est une idée admirable. Seulement… » Et de là la longueur de ces discours de 1871 à 1873. Ils étaient en proportion du nombre des membres de l’Assemblée nationale, puisqu’il fallait que la pensée de chacun de ces membres eût un écho précis et agrandi et flatteur dans le discours de M. Thiers.

Il est vrai que cela allonge singulièrement les discours et peut fatiguer. Il est vrai aussi que, quelque maîtrise souveraine que gardât M. Thiers, et quelque soin qu’il mit à ne donner à chaque incident de son discours que la proportion juste, cela met toujours dans une exposition quelque flottement. À l’époque dont je parle, Thiers et Dufaure alternaient à la tribune. Le discours de Thiers était une ligne sinueuse, le discours de Dufaure une ligne droite. L’un était un méandre et l’autre un chemin de fer. J’ai dit les raisons qu’avait le méandre d’être ce qu’il était. Il y a cependant des gens qui aiment arriver vite d’un point à un autre. M. Thiers exprimait dans chacun de ses discours la pensée de tous les membres de l’Assemblée, excepté celle des gens pressés.