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fait initial de toute question et, patiemment, passait par tous les faits suivans, sans jamais les caractériser d’une manière apparente, sans jamais les tirer d’une façon visible vers une conclusion montrée d’avance, semblant bien ne les raconter que pour les faire connaître, dans tous leurs détails, bien entendu les racontant de telle sorte que la conclusion voulue fût suggérée à tout moment, à chaque stade du récit, et que, quand elle arrivait, elle fût déjà à l’état latent et vaguement conscient dans tous les esprits.

Nulle manière plus forte en sa douceur insinuante. C’est comme une invasion lente d’une idée dans les esprits sous le couvert des faits. Les hommes aiment tant qu’on leur raconte quelque chose, qu’ils accordent comme par surcroît sa conclusion à celui qui a bien raconté. « Le conte fait passer sa doctrine après lui. » Ils aiment surtout qu’on n’ait pas la prétention de les convaincre, et, à prendre insensiblement une idée au travers des faits qu’on leur décrit, ils se persuadent qu’ils se sont convaincus eux-mêmes. Or, le grand point de toute dialectique et de toute éloquence, c’est de faire croire aux hommes qu’ils se décident par eux-mêmes, qu’ils se dirigent par eux-mêmes, et que l’idée qu’on vient de leur donner était celle qu’ils avaient depuis leur enfance. Le comble de l’art de l’influence, c’est de persuader à ceux qu’on dirige qu’on n’a sur eux aucune influence. Les femmes connaissent ce secret ; il y a des hommes qui ne l’ignorent pas.

À cette méthode d’orateur historien, où il était maître passé, Thiers mêlait un procédé de quasi-auteur dramatique. C’est lui qui a plus qu’un autre introduit, autorisé plutôt, ces façons vives et représentatives de discuter : « On me dit là-dessus... On est venu, et on nous a dit… Mais alors nous nous retournons vers ceux qui nous parlent ainsi et nous leur disons... Les uns, de ce côté, viennent nous dire... Les autres se lèvent et nous disent… À quoi, messieurs, nous tournant vers ceux-là, nous répondons… et, nous tournant vers ceux-ci, nous faisons cette confession sincère… »

Il semblait, par ces façons vives et familières, que, dans un discours de Thiers, la mêlée des partis apparût elle-même, dans tout son mouvement et dans toute son étendue et dans toute son activité vivante, et qu’elle jouait la pièce devant l’auditoire, et qu’un discours de Thiers était l’histoire contemporaine du pays, dans le ramassé vigoureux d’une œuvre dramatique. Et cela était intéressant, réveillant, passionnant, forçait l’attention ; mais