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existence déterminée… Après cette situation toute faite, ainsi reçue de ses prédécesseurs, chaque homme, chaque génération, par sa propre force, modifie, change cette situation, cette existence, se fait soi-même à son tour après avoir été fait par ses prédécesseurs. En sorte que nous sommes tous, et les générations et les individus, le résultat de deux élémens : l’un de tradition, qui est l’œuvre des temps, l’autre de création, qui est notre propre ouvrage…


Voyez-vous bien qu’il faut, dans l’art oratoire du temps, une mesure ne pouvant être que l’application particulière d’un principe général, qu’un discours soit une partie d’un système et soit nettement situé dans ce système comme un paragraphe dans un livre ? De la sorte, tout discours est une leçon, et tout orateur un professeur qui semble, quand il monte à la tribune, poursuivre un cours qu’il a commencé, il y a quelques années, et dont il a pour premier soin, comme c’est son devoir, de rappeler le point de départ et les axiomes initiaux. Ne croyez pas que ce soit le seul Guizot, qui, après et d’après Royer-Collard, procède ainsi. Ils procèdent tous de cette sorte, Thiers, à cette époque, tout comme les autres. Même question de l’hérédité des Pairs. Thiers est plus vif, se jette plus rapidement en dehors des considérations générales ; mais il commence par elles, lui aussi ; il leur rend hommage au début ; il passe devant leur autel, un peu vite, mais il le salue :


… Il y a dans la société mille intérêts ; ils se généralisent et arrivent à être deux : le premier, c’est l’intérêt du progrès ; oui, toutes les sociétés avancent et doivent avancer ; le progrès est la plus noble des croyances des modernes… Mais tout changement, pour être avantageux, doit n’être ni trop brusque ni trop considérable ; c’est le second intérêt, celui de la stabiUté. Si on ne le consulte pas, si, sans s’assurer qu’un changement est bon et n’est pas trop complet, on l’adopte… Il faut donc ce double intérêt et de stabiUté et de progrès…


Tous suivent cette méthode. Elle est comme de règle ou elle est comme de protocole.

Elle a un inconvénient. C’est que les discours des différens orateurs se ressemblent trop. Ils se ressemblent au moins tous par leurs débuts. Ce n’est que vers le deuxième tiers du discours que la personnalité de l’orateur apparaît, ou même sa pensée propre, très différente souvent, comme on peut croire, de la pensée du précédent. Les exordes appartiennent tous à une littérature éminemment impersonnelle.