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gouvernement théocratique, source de tout mal ; ils ne définissent, au demeurant, ni l’une ni l’autre de ces entités, non plus que Michelet, — ce Michelet qu’ils aiment pour ses défauts, — ne définit, autrement que par des majuscules, les deux forces éternelles qui se disputent le monde[1] ; mais ils s’enrôlent comme guetteurs au service de la puissance « laïque, » comme tirailleurs à l’encontre de la puissance « théocratique, » d’autant plus provocante qu’elle demeure plus discrète, d’autant plus terrible qu’elle se réduit davantage à un fantôme. L’ombre projetée par ce fantôme, il y a peu d’années, semblait tout à la fois assez vaste et assez vague pour que certaines inquiétudes poltronnes crussent entrevoir, blottie dans la portée de cette ombre, toute une armée de suspects, au premier rang desquels on osait faire figurer le penseur vraiment indépendant qu’était Hippolyte Taine.

Retenons ce détail : il signifie tout un état d’esprit ; il montre à quelle mission de police intellectuelle l’instituteur contemporain est capable de prétendre. Voilà vingt ans que le jeune homme formé par nos écoles normales primaires croit être le messager d’une philosophie nouvelle, d’une morale nouvelle, et, si l’on ne peut dire d’une religion, tout au moins d’une religiosité nouvelle ; et, pour le hausser plus aisément au rôle d’éducateur civique et moral, on déposa dans son cerveau le ferment d’ambitions illimitées. À mesure qu’il se sentit inégal à ce rôle, inférieur à ces ambitions, il vengea ses déceptions en briguant l’office d’instructeur électoral. Puis, des sociétés d’enseignement se développèrent, affichant le dessein d’achever chez les adolescens l’œuvre de L’école ; elles embrigadèrent cet instituteur officiel, et, bien loin de l’aider à devenir un éducateur, elles le mirent en contact, dans chaque canton, avec ces politiciens pour qui la science vulgarisée semble un moyen de parvenir ; elles l’habituèrent à se consoler de son manque d’action sur les consciences, en le conviant à l’action sur le suffrage universel. Les succès électoraux des instituteurs, — succès dont les républicains, modérés, en 1898, pâtirent en maint endroit, — furent comme la revanche et la rançon de leurs échecs pédagogiques ; l’influence que vainement ils cherchaient sur les âmes, ils la regagnaient sur les urnes. Qu’importe, d’ailleurs, que dans L’État moderne les urnes ne soient, en aucune sorte, l’expression des âmes ? C’est au fond des urnes que se livre

  1. Voir Jean Brunhes, Michelet, Paris, Perrin, 1898.