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bonheur. Cette lettre-là qui effaçait toutes les autres, elle n’avait pas besoin de la relire, car elle la savait par cœur :

« Chère bien-aimée maman, ne pleurez plus, ne vous représentez plus votre prodigue gardant les troupeaux, sans compensation, sur la terre étrangère. J’ai trouvé la perle rare, une enfant exquise qui m’adore comme vous auriez voulu qu’après vous, on m’adorât, qui croit de toute son âme n’être venue au monde que pour cela, qui ne sait que cela, qui ne vit que par moi. Et j’ai de nouveau vingt ans, et je ne me rappelle pas avoir été ni malheureux ni coupable, et je ne crains pas de me montrer devant vous parfaitement ridicule. Nous n’existons tous les deux que depuis le moment de notre rencontre. C’est à ce point que vous ne serez plus pour moi la mère à qui j’ai fait porter tant de fardeaux et demandé tant d’infatigable tendresse. Je n’ai presque plus besoin de vous et je vous en avertis, parce que je sais que, le cœur meurtri, vous vous réjouirez cependant, chère martyre, prête à donner votre sang pour que je n’aie rien à souhaiter dans mon exil. Eh bien ! je ne souhaite rien à présent, possédant tout, et je me sens si bon, si reconnaissant, si miséricordieux, si loyalement disposé à déclarer mes fautes, si repentant du mal que j’ai pu faire à qui que ce soit ! Tout cela parce que je suis heureux ! Si vous saviez, chère maman, comme votre mauvais fils s’est renouvelé, amendé, transformé ! Il n’a, dorénavant, ni haine, ni rancune, ni colère contre personne. Une seule chose vaut d’être poursuivie, et je la possède pour toujours. Quel don royal m’attendait dans ce pays perdu, qui me devient aujourd’hui mieux qu’une patrie, un paradis terrestre ! Quand je manquerai à vous écrire, vous n’en aurez pas de chagrin, vous vous direz simplement : — L’univers n’existe plus pour lui, et la vie, quand elle est vraiment la vie, pleine, débordante d’un sentiment exclusif et profond, ne se raconte pas. — Tant de gens ne connaissent de la vie que les gestes ! J’étais comme eux et mes gestes furent absurdes. Seul l’amour que j’avais pour vous, même quand je vous le témoignais si mal, a pu me préparer à celui que je ressens aujourd’hui, passé la quarantaine, et malgré quelques cheveux blancs qu’elle ne voit pas, qu’elle ne verra jamais. Vous ai-je dit qu’elle vous aime ? Comment ne vous aimerait-elle pas ? Elle est moi, le meilleur de moi, ce moi nouveau, régénéré, qui seul est digne de vous. »

Ces ardentes confidences, si vagues à la fois et si complètes,