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les larges feuilles pâmées, les lianes lascives et les hautes herbes s’étageaient en profondeurs lumineuses. L’air y avait des transparences de perle et l’éclat rose d’une aurore sur la mer. Et tout à coup, sans que le ciel s’assombrît, un torrent de grêle diamantée s’abattit à travers cette vision féerique.

Nous sommes arrivés à Tarlac par une pluie battante. Il fallut se hisser dans un atroce cabriolet et filer sous l’averse, au milieu d’une nature ravagée, jusqu’à la maison du gouverneur. Les soldats y étaient étendus le long des galeries ou pataugeaient dans la boue de la cour, pieds nus. L’ombre et la pluie les bloquaient, et leur désarroi, d’où se dégageaient des miasmes de sueur et des exhalaisons de marécages, donnait l’impression d’une halte d’armée en déroute. On finit par nous indiquer l’endroit où nous trouverions les officiers que don Alberto venait voir. Nous n’eûmes qu’un chemin, une fondrière, à traverser. Nous montâmes dans une maison sur pilotis, espèce de grenier divisé en trois chambres, extraordinaire capharnaüm de vieux meubles européens, de glaces cassées, de suspensions tordues, de bardes éparses, de fusils et de victuailles, le tout dansant aux lueurs jaunes des chandelles plantées dans des goulots de bouteilles. Autour d’une table où traînaient un morceau de fromage et des verres brisés, quatre officiers se levèrent pour nous recevoir. Le capitaine était un lourd métis au front étroit, aux yeux si petits qu’ils s’éclipsaient dans le rire de sa large face, à la bouche tordue par la plaisanterie et que ne parvenaient pas à ombrager les poils rèches de sa moustache. À ses côtés, deux jeunes lieutenans espagnols, presque deux frères, gracieux et tristes. Leur mélancolie s’éclaira d’un sourire, quand don Alberto leur présenta les décorations qu’ils lui avaient commandées. Ils ouvrirent les écrins, retirèrent les bijoux, les épinglèrent sur leur tunique, puis, une bougie allumée à la main, ils s’approchèrent d’un miroir fendu qui était accroché au mur, au-dessous d’une vieille guitare. « Por la sangre del Cristo ! s’écria le capitaine, il ne sera pas dit que nos hôtes se mettront à table avant de prendre l’apéritif et qu’ils seront venus à Tarlac sans avoir visité son café ! En route ! »

Une hutte de planches, où, derrière le comptoir garni de bouteilles et de boites de conserves, on avait aménagé une petite salle de jeu : tel était l’estaminet de Tarlac. Il ne pleuvait plus, mais la lune ne se levait point au ciel noir. De grands feux rouges