du clown par la dextérité, du matamore par la verve hâbleuse, et du marchand aussi par la prudence. Je l’accompagne à Tarlac, chef-lieu provincial, où la troupe régulière a choisi ses quartiers et où il porte à de jeunes lieutenans des décorations de vermeil battant neuf. Nous avons pris vers midi le seul chemin de fer que possèdent les Philippines : encore le doivent-elles à une compagnie anglaise. Je n’étais point fâché, fût-ce au prix de six heures de cuisson dans ces fours roulans, de jeter un coup d’œil sur le théâtre de la guerre.
Et d’abord le train nous emporta dans un paysage de rizières, coupées çà et là de massifs de bambous, de bois sombres et de cabanes de paille qu’exhaussaient de minces pilotis et qui ressemblaient à des pigeonniers. Le soleil dardait ; le vaste silence des régions tropicales engourdissait les plaines verdoyantes, bornées à l’horizon d’une chaîne de collines pâles. J’aurais pu me croire encore à Ceylan, si les choses avaient eu plus de grandeur, si les cocotiers, au lieu d’atteindre à peine le toit des paillottes, les avaient dominées très haut de leurs roues de feuillage tourmentées, et si ces solitudes, dont on dirait que le feu du ciel a brûlé jusqu’aux derniers murmures, n’avaient moins présenté un aspect sauvage qu’une face abandonnée. Nous traversâmes ainsi la province de Bulacan, une des plus riches de Luçon. Les gares étaient occupées par des militaires qui dormaient dans les wagons ou qui montaient la garde derrière des tranchées de terre et de briques. La netteté des troupiers indiens, les Visayas, formait un contraste navrant avec la crasse du soldat espagnol, son air minable et son uniforme déguenillé. Don Alberto me montra, au milieu des champs déserts, des couvons massifs, ces châteaux forts de la conquête. La vie s’était retirée de leur ombre féodale ; les insurgés en avaient incendié plus d’un, mais la main de l’homme semblait innocente de ces ruines, que le soleil achevait de calciner. D’espace en espace, derrière le blond fouillis des bambous ou le dôme arrondi jusqu’à terre des arbres à mangues, un village nous apparaissait comme une rangée d’épouvantails. Parfois ses granges caduques, coiffées de travers, émergeaient du noble épanouissement des bananiers. À Calumpit, la gare était pleine d’Indiens. Les paniers des marchands de poissons exhalaient une odeur de pourriture, mais l’éclatante lumière baignait magnifiquement des chevelures de Madeleines cuivrées. Et, pendant que le train fuyait sans hâte et qu’à nos yeux se déroulait