Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 151.djvu/821

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tenons à la gorge. Notre organisation militaire est incomparable. Je vous recommande tout particulièrement nos hôpitaux. » — « Aguinaldo se laissera-t-il donc acheter ? » — « Il n’en vaut pas la peine, me dit gravement don Pepe. J’ignore ce qu’on décidera ; moi, je le fusillerais. » — « Mais les causes de l’insurrection, de ce brigandage, comme vous l’appelez, disparaîtront-elles ? » — « Monsieur, s’écria don Pope, nous sommes tous coupables et je ne doute point que nous nous amendions. Nous ne prenons pas modèle sur l’Angleterre qui fait de ses Cynghalais de misérables pousse-pousse ! » Je n’osai l’interrompre pour l’avertir qu’il se trompait peut-être sur la colonisation anglaise, car, en ce moment, il n’écoutait que son éloquence : « Nous avons instruit nos Indiens, nous les avons nourris de principes religieux, nous les avons reçus à nos tables, nous avons tout partagé avec eux, nous leur avons assuré le confort et la sécurité ; et, puisque ces coquins aspirent aujourd’hui à se replonger dans leur boue, qu’ils nous rendent au moins l’argent qu’ils nous ont coûté et le sang que nous avons versé pour eux ! Plus d’indulgence, dût notre humanité en souffrir ; plus d’instruction, dût le cœur de nos prêtres en saigner ; une justice inexorable, et une armée qui ne soit pas formée de conscrits ! N’est-ce pas une pitié, monsieur, qu’on nous ait envoyé d’Espagne des enfans qui, au premier coup de feu, se pressaient autour de leurs chefs comme les abeilles autour de leur reine et croyaient voir le diable, où surgissait une face indienne ? Perd-on la tête à Madrid ? Il y avait là de quoi ébranler notre prestige. Heureusement ces enfans se sont remis de leurs chaudes alarmes et le triomphe définitif n’est plus qu’une affaire d’heures… » Je ne puis pas dire que je quittai don Pepe entièrement rassuré.


Jeudi soir.

Don Alberto Isaac est un jeune bijoutier du plus bel avenir : le gouvernement l’a décoré pour la bravoure qu’il afficha en maintes rencontres et principalement au sac d’un village rebelle, où on le vit poursuivre, le pistolet au poing, une troupe de bandits qualifiés d’insurgés. Don Alberto n’est pas Espagnol ; il appartient à la colonie étrangère, mais il connaît le pays mieux qu’homme d’Espagne, et, par les bijoux qu’il vend à Manille ou colporte à travers les provinces, il s’est poussé fort avant dans la camaraderie des officiers et dans la familiarité des moines. Petit, vif, souple, l’œil légèrement oblique et le nez un peu tors, il tient