réveillée de son sommeil, les légendes descendues de leurs montagnes, les morts sortis de leurs tombes. C’est pourquoi le soldat, débordé par la tâche, se bat mollement, alors que les insurgés déploient dans la bataille un si furieux courage, qu’on les a vus, le couteau à la main, se ruer sur des lignes de fusils qui les couchaient en joue, et revenir au camp sans blessure, mais couverts de sang.
La guerre a ceci de bon qu’elle développe prodigieusement l’énergie, et, pourvu que sa cause soit légitime, prête de la valeur morale à des individus qui, sans elle, n’en auraient aucune. Les métis et les Indiens que l’on croise partout à Manille ne diffèrent, ni par la nature ni par l’éducation, des Tagals d’Aguinaldo. Ils ont, comme eux, des têtes fines, des corps pétris d’une grâce de femme, et souvent, plus souvent, comme eux aussi, de larges faces glabres, des fronts d’hydrocéphales, une lèvre supérieure si distante du nez, que toute la physionomie en contracte un air douloureux ou stupide. Et cependant, résidens étrangers et Espagnols s’accordent à les juger faux, paresseux, cupides, joueurs. Ils prostituent leurs femmes à l’Européen, et leurs femmes se livrent avec d’autant moins de scrupules que c’est un honneur pour elles de mettre au monde un enfant qui ait un alto nariz. Ils suintent le vice. Je dînais ce soir près d’une aimable femme, une Européenne, qui me faisait le récit suivant : « Nous demeurons près d’un poste de gendarmerie, et la fenêtre de ma chambre donne au-dessus de la cour où se réunissent les officiers et les soldats. J’y ai vu amener des Indiens, sans doute des suspects. On les étendait, l’un après l’autre, sur un banc, et des soldats leur frappaient de verges la plante des pieds. Le patient hurlait, les soldats riaient. On lui ordonnait de compter lui-même, et à haute voix, les coups dont il était cinglé. Le malheureux arrivé à quarante, quarante et un, quarante-deux, ivre de douleur, s’embrouillait dans son calcul. Je leur ai crié : « Vous êtes des misérables, des assassins ! » Les bourreaux ont levé la tête et se sont mis à rire. » La jeune femme s’arrêta un instant, les yeux mi-clos, d’une pâleur encore frémissante : « Hélas ! monsieur, reprit-elle, je ne vous ai pas dit le plus horrible. Il y avait là des gens qui riaient plus haut que les officiers et les soldats : c’étaient les Indiens attendant leur tour, et, derrière eux, dans la rue, des enfans et des femmes… »