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de lui : ils ne trompent personne. On sait qu’Aguinaldo se montre aussi généreux que Ménélik envers ses prisonniers et qu’il répugne même aux représailles. Un de ses premiers actes d’autorité fui de faire condamner et fusiller un certain Bonifacio, grand maître du Katipunan, qui ne rêvait que pillage et assassinat. Il entretient précieusement les croyances religieuses au cœur de ses Indiens ; il se rend compte que son prestige s’amoindrirait de la diminution de la foi. Toute autorité humaine confine au surnaturel : il y a de l’inexplicable dans le fait qu’un homme impose son fier ascendant à d’autres hommes. Ces âmes tagales, tout embrumées de mystère, attribuent au jeune héros un pouvoir surhumain. Il a beau vivre sous leurs tentes, participer à leurs labeurs, fondre les balles, boulanger le pain noir, cuire des graines de maïs ; déjà sa physionomie s’estompe d’un brouillard fabuleux. Il se dirait invulnérable, que ses Indiens le croiraient[1].

D’ailleurs les nouvelles qui se répandent, les mots d’ordre qui se transmettent, revêtent en ce pays une forme légendaire. Avant l’insurrection, le bruit courait au faubourg de Tondo qu’on voyait vers dix heures du soir une lumière pareille à une femme échevelée de serpens. Et, par là, tout le monde devinait que l’heure était proche. Un autre bruit circula, qu’à Biacnabato, une femme avait accouché d’un enfant habillé en général. Et cela signifiait que les armes avaient débarqué. Ces contes, ces apparitions surexcitent l’imagination populaire, qui en laisse bientôt tomber le sens caché pour n’en retenir que la fantasmagorie. On a écrit que la conquête espagnole avait dépouillé de leur poésie native les races asservies et qu’elle leur avait décoloré l’âme. Il arrive toujours une heure où l’esprit de la race renaît avec une impatience de vie. La terre même lui communique une sève nouvelle. Les Espagnols ont à lutter aujourd’hui non seulement contre des hommes, mais encore et surtout confie les fantômes du passé, la nature

  1. Quelques mois plus tard, des télégrammes furent lancés à travers le monde, pour y porter la nouvelle que les chefs insurgés avaient mis bas les armes et s’étaient embarqués au cri de : Vive la Reine ! L’argent, dont il est possible qu’on ait payé Aguinaldo, aurait servi à équiper de nouveaux hommes contre l’Espagne. Mais cet Aguinaldo pense-t-il que les Washington ont coutume d’en agir ainsi avec l’oppresseur ? il eût été plus digne de sa part d’attendre sur les hauteurs de Biacnabato que la flotte américaine lui apportât un secours peut-être espéré. Il rentra avec elle dans ce pays où il venait de protester de son dévouement à la monarchie. Il y rentra moralement diminué, et, pendant que les américains détruisaient la flotte espagnole, il y déclara la République et s’en nomma le Président. Mais cette République est encore à fonder.