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urgent de conjurer le péril en nommant un chef. » Le « chef » attendu, si vivement désiré, fut le marquis de Polavieja. Exalté par les uns pour ses inexorables rigueurs, très sévèrement jugé par les autres pour le résultat qu’il en obtint, ce général, sous le gouvernement duquel il est vraiment fâcheux qu’on ait fusillé Rizal, la plus noble, peut-être la seule noble figure de l’Insurrection, ne lassa point la furie des Indiens.

Les Espagnols avaient spéculé sur l’inconstance malaise : ils commencèrent à trembler. Polavieja couvrit sa retraite en demandant à Madrid de nouveaux renforts : on ne lui envoya qu’un successeur. Primo de Rivera. Le sang n’ayant pas éteint l’incendie, s’agirait-il désormais de l’étouffer avec de l’or ? Ce serait peut-être dans la tradition de la politique espagnole[1]. Mais je ne puis croire que Primo de Rivera, pendant qu’il proclame la guerre à outrance contre « les Infâmes, » traiterait avec eux.


Mercredi.

Je demandais à un batelier indien :

— Es-tu du Katipunan, toi ?

— Non, señor, je suis de la buena gente

— À qui préfères-tu obéir : aux insurgés ou aux Espagnols ?

— Aux Espagnols, señor ; ce sont de bons maîtres.

Je posais la même question, moins brusquement, à un métis très parfumé. Il me répondit :

— Moi, du Katipunan ? Non, monsieur : j’ai une place au gouvernement.

Les rebelles se recruteraient-ils parmi les candidats évincés ? La vérité est que l’insurrection est bien moins populaire qu’aristocratique. Le gouvernement a pour lui beaucoup d’indigènes dont la fidélité est un phénomène essentiellement budgétaire, et beaucoup qui pensent, comme mon batelier, que tout va pour le mieux dans un monde où les coqs se battent fort gaillardement et où les saints sont assez accoutumés de se promener en grande pompe à travers les rues. D’ailleurs, l’union des métis et des Indiens date d’hier. Tous les voyageurs qui ont visité Manille avant qu’on y soupçonnât une rébellion prochaine ont été écœurés de la brutalité

  1. On a parfois, en effet, prétendu que le maréchal Martinez Campos avait, à Cuba, en 1878, hâté ainsi la conclusion de la paix du Zanjon. Mais, justement pour cette raison, M. Canovas, qui savait ce que cette politique avait coûté et où elle avait conduit, eût-il jamais permis qu’on y eût de nouveau recours ?