l’architecture a poussé des profondeurs de la terre ; l’ombre muette des couvens ; des places bizarrement coupées, des quartiers où le Chinois vend l’article de Paris dans de sordides échoppes ; des rues mal pavées où étincellent les devantures des orfèvres ; des carrefours qui sont comme une évocation de la vieille Espagne, la Botica du licencié Fernandez, et plus loin, la Banque britannique ; une rivière dont les courbes fuyantes baignent en souriant des rangées de maisons peintes ; un pont trop étroit pour les attelages qui s’y croisent, les invraisemblables véhicules qui s’y accrochent, les rosses qu’on y fouette, les buffles qu’on y pique ; l’immensité solennelle des parcs tropicaux, leurs voûtes de ténèbres où le vent à travers les branches refoule des vagues de lumière ; le sommeil de l’Océan ; des ponts-levis caducs que la nature enchaîne en ses liens de feuillage, et des routes bordées de villas irrégulières, de massifs de bambous et de cases malaises ; des routes défoncées qui mènent à des églises : voilà ce que j’ai vu, dans un pêle-mêle de couleurs criardes et d’ombres augustes ou charmantes, pendant que mon cabriolet tressautait sur les pavés, s’enfonçait aux ornières, m’éclaboussait tour à tour de boue chaude et de rayons de soleil. Manille n’a point la somptuosité de Colombo, dont la terre rouge entre les cocotiers déroule au soleil couchant des allées tendues de pourpre. Elle n’a pas la dure splendeur de Singapour, factorerie anglaise où les tombes chinoises bornent les lawn-tennis, ni l’éclat neuf de Saigon, ni le pittoresque concentré de Macao, ce guignol de pirates chinois enrichis et de Portugais décavés. Elle a parfois des coins qui les rappellent ; mais les autres villes datent d’hier, sauf Macao, ruine morte. Ici, l’ancienne colonisation espagnole, ébréchée, décrépite, chancelante, reste encore debout. Sa grandeur penche ; sa misère s’étale. La vie laïque y accuse son goût de l’à peu près, son contentement paresseux du provisoire ; la vie religieuse y dénonce on ne sait quel besoin d’enraciner à des biens temporels une ambition d’éternité. Et, surtout, l’Espagne s’y exhale, l’Espagne de Carmen, dont la sensualité exaspérée par le sang des batailles et affinée par l’ombre des cloîtres s’est infiltrée peu à peu jusqu’au cœur des races qu’elle a conquises. Ouvrière de massacres, mais aussi maîtresse de voluptés ! Manille ne serait rien qu’une lamentable ville, sans cette odeur d’amoureux plaisir qui se dégage de ses murs, monte de ses pavés et tombe de ses fenêtres.
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