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brisé contre les pierres. Là-bas, dans ces sombres caveaux, Drusus, affamé, rongeait ses bras et ses mains. Là, se tordait Gemellus, hurlant de douleur et d’effroi ; là, râlait Claude en proie aux convulsions dernières ; là, s’éteignait Germanicus, l’espoir de tout un peuple. Ces murs semblaient retentir de gémissemens ; et parmi ces convives, courant insoucieux au plaisir, combien en était-il qui devaient se voir les condamnés du lendemain !


Voici encore, dépeinte en une brillante fantasmagorie de couleurs, la fête donnée par Tigellinus en l’honneur de César, sur l’étang d’Agrippa :


L’immense radeau tout entier construit de poutres dorées, ses bords revêtus de conques précieuses, pêchées au fond de la mer Rouge et de l’océan Indien, s’irisait des reflets de la nacre, où se jouaient en mille prismes changeans les couleurs de l’arc-en-ciel. Le plancher disparaissait sous une véritable forêt de palmiers, de lotus fleuris et de roses. Des fontaines odorantes y jaillissaient. À travers cette luxuriante végétation des tropiques brillait l’or des statues et des cages où s’abritaient, étincelans, les oiseaux les plus rares. Un velarium de pourpre syrienne ombrageait les longues tables chargées de cristaux d’un prix inestimable, de vases vermeils, de plats incrustés de pierreries, s’harmonisant en une gamme incomparable de nuances et de tons. Cette verdure, ces plantes, ce feuillage, ces fleurs, empruntés à toutes les latitudes et à tous les climats, transformaient le radeau en un jardin, ou plutôt en une île flottante et enchantée. Des cordages tressés d’or et de pourpre le rattachaient à une multitude d’embarcations, aux formes imprévues et variées… sirènes, cygnes, roses flamans, blanches mouettes. Rameurs et rameuses s’y tenaient immobiles et nus, admirables de beauté, leurs cheveux relevés en boucles à la mode d’Orient, de légers avirons à la main. Puis, dès que César et Pompée eurent occupé leurs trônes dressés sous la tente impériale, les barques s’agitèrent, les rames frappèrent l’onde en cadence, les cordages se tendirent, et le radeau glissa décrivant d’immenses orbes sur l’azur des flots.

Alors s’élevèrent aussi des chœurs harmonieux. Les joueuses de harpes et de luths apparurent entre le ciel et l’eau, irradiés de reflets d’or, y détachant leurs roses nudités, fleurs délicieuses et vivantes, où semblaient se fondre cet azur, ces rayons et ces jeux de lumière. Les vins refroidis dans les neiges des montagnes réchauffèrent bientôt l’esprit et le cœur des convives. Le miroir bleu des eaux s’étendait jonché de pétales fleuris, constellé de papillons diaprés. Des pigeons et d’autres oiseaux merveilleux, transportés des Indes et d’Afrique, volaient au-dessus des barques, retenus par des fils presque invisibles