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ruse, d’habileté et d’astuce. Tous ils passaient, coudoyant la foule des esclaves, reconnaissables à leurs oreilles percées de larges trous ; mêlés à cette tourbe de prolétaires auxquels César devait fournir du pain, des jeux et des vêtemens ; à ces gens sans aveu, attirés à Rome, par les hasards de l’existence, l’ambition ou l’espoir ; monde affamé, assiégeant chaque semaine les abords des greniers publics, qui s’arrachait les billets de loterie ; gîtait la nuit dans les antres des quartiers transtibériens ; se chauffait durant le jour au soleil, dormait à l’ombre des portiques, se grisait sous l’auvent des tavernes mal famées, grouillait sur le pont de Milvius, ou stationnait devant les palais, attendant qu’on lui jetât une aumône, ou quelque débris de repas, disputés aux esclaves.


Pénétrons maintenant à la suite de ce flot humain, jusque dans le palais de César, où déjà se pressent les élus, conviés à la table impériale.


Le soleil couchant projetait ses rayons sur le marbre jaune des colonnes ; y allumant de roses reflets fondus en un poudroiement d’or. L’Hercule gigantesque qui couronnait l’Arc d’Auguste, le front encore baigné de lumière, tandis que l’ombre envahissait peu à peu ses épaules et sa poitrine, laissait planer ses regards divins sur cette foule : toute une société élégante et raffinée, sénateurs et patriciens drapés dans les longs plis de leurs toges… La cour et les propylées fourmillaient d’esclaves des deux sexes, d’éphèbes, de prétoriens préposés à la garde du palais. Ça et là, parmi les pâles visages des maîtres du monde, luisait la face noire d’un nègre de Numidie, sous le casque étincelant surmonté de plumes, d’épais anneaux d’or aux oreilles. Cette ruche humaine bourdonnait, s’entre-croisait frémissante et affairée : les uns portant des luths et des cithares ; d’autres des guirlandes de fleurs écloses à l’abri des serres, épanouies et frileuses sous cette fraîche atmosphère du soir ; d’autres, enfin, allumaient les lampes d’argent, d’or ou de cuivre. Le bruit des voix se confondait avec le murmure des fontaines, dont les eaux irisées aux derniers feux du jour retombaient en leurs vasques de porphyre et de marbre. Ce crépuscule lumineux, ces rangées de colonnes fuyant en une perspective lointaine, ces groupes qui passaient, semblables à de blanches statues des dieux, produisait-ut l’impression d’un calme et d’une majesté suprêmes. On eût juré qu’entre ces propylées de marbre, d’une si exquise pureté de lignes, vivait une race d’immortels heureux et satisfaits. Et cependant ces lieux avaient été le théâtre de scènes effrayantes. Ici se déroulait le portique, dont les colonnes et les parvis restaient encore tachés de sang, depuis le jour où Caligula était tombé sous le poignard de Chéréas. Là avait expiré sa femme ; là son enfant, le front