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comme Bacchus, agit par haine de cette platitude écœurante, qu’il s’est juré d’extirper de la surface de la terre, dût-il la recouvrir de sang et de feu… Ah ! quel grand artiste je suis… Et je souffre…, mon âme est sombre comme ces noirs cyprès, dressés en face de nous sur l’azur du ciel… Qu’il est lourd de porter à la fois le double fardeau du génie et du pouvoir suprême.


C’est ainsi que cet histrion prépare de longue main la mise en scène d’un attentat unique dans les annales du monde. Et lorsque Tigellinus, lame damnée du monstre, l’a compris enfin ; lorsque Rome roule ses vagues ardentes en un océan de fumées et de flammes, accouru en toute hâte d’Antium, du haut des arches de l’aqueduc, son luth d’or à la main, César apparaît vêtu de pourpre, plus grand qu’Homère et qu’Apollon. Les foules se désignent au loin son ombre néfaste, inondée de reflets sanglans.


À l’horizon sifflent et se tordent les serpens de feu qui dévorent, un à un, les sanctuaires antiques et vénérés de la cité. Tout brûle, tout s’effondre. Et le temple d’Hercule, jadis construit par Évandre ; et celui de Jupiter Stator ; et le temple de Luna qu’avait consacré Servius Tullius ; et la maison de Numa ; et l’autel sacro-saint de Vesta, au pied duquel s’abritaient les dieux lares du peuple romain. Entre les crêtes enflammées, surgissent une dernière fois les faîtes augustes du Capitole. Lame, le passé de Rome s’anéantissaient. Et lui, contemplait son œuvre, le visage fardé, préoccupé de ses attitudes, de l’accent pathétique à trouver… En face de la fin d’un monde, l’acteur ne songeait qu’aux applaudissemens qu’il allait soulever !


Et puis encore une rapide vision, la dernière, celle que Sienkiewicz a magnifiquement rendue dans cette apothéose hideuse de la hôte apocalyptique, immonde et terrible à la fois, devant l’abjecte servitude d’un peuple prosterné.

C’est la nuit. Les jardins du Palatin brillent illuminés par des milliers de torches vivantes. Les martyrs brûlent, attachés à leurs croix, aux troncs des arbres centenaires, enguirlandés de festons de pampre et de lierre. Les allées étincellent, les massifs flamboient, les pelouses et les lacs semblent rouler des flots rubescens ou d’or. Les feuilles palpitent au souffle de la brise ; ainsi qu’une fine et rose dentelle. À mesure que des corps consumés s’exhale une acre et fétide odeur de sang et de chairs calcinés, un cortège d’éphèbes jonche le sol de pétales de lis et de safrans en fleurs. L’encens, L’aloès et la myrrhe fument au fond des cassolettes