l’expression suprême de cette société romaine et de ce monde païen. L’une, produit magnifique et rare, qu’a mis au jour une extrême culture ; l’autre, efflorescence monstrueuse et maléfique, dont les racines absorbent toutes les forces et tous les sucs du sol. Rivés entre eux par des chaînes qu’ils haïssent ou qu’ils méprisent, ils en subiront le joug, aussi longtemps que dominera, chez le premier, le goût des jouissances raffinées de la vie ; chez le second, ce besoin d’approbation, où se mêlent l’habitude, la peur, mais aussi l’ascendant que le dompteur impose à la bête féroce, jusqu’au jour où il se verra dévoré par elle. D’ailleurs, je l’ai dit, contrastes absolus physiques et moraux. Laideur et beauté ; élégance et difformité ; cabotinage et distinction suprême ; instincts de la brute, et sensations d’esthétisme le plus exquis. Pétronius, beau comme un dieu, reçoit les tributs d’adoration et d’hommage. Eunice, la belle esclave de Cos, colle ses lèvres amoureuses sur le marbre qui représente son maître sous les traits de l’Hermès armé du caducée… Néron fait rire, lorsqu’il n’inspire pas l’épouvante ou le dégoût : sa tête énorme, plantée sur un cou de taureau, semble terrible et ridicule à la fois. Le visage a conservé l’expression d’un gros enfant joufflu. Ses cheveux échafaudent leur frisure en une quadruple rangée de boucles superposées. Ses joues et sa lèvre sont glabres, car il vient de raser le poil roux de sa barbe pour la consacrer à Jupiter. Dans la proéminence du front et le développement de l’arcade sourcilière, se révèle quelque chose d’olympien. Mais sous ce front de demi-dieu, grimace le masque d’un bouffon et d’un ivrogne. Face simiesque gonflée de vanité, rongée de passions dégradantes, inondée de graisse, malgré sa jeunesse, maladive et visqueuse, hideuse et ridicule. Faut-il poursuivre le parallèle ? Pétronius a tous les défauts, mais aussi l’incontestable grandeur du patricien : il en a l’orgueil démesuré, mais aussi les légitimes fiertés. Sybarite nonchalant, il se transforme au besoin en homme d’énergie et d’action. Il faut le voir au sortir des thermes, après le bain et le massage traditionnels, rajeuni, transfiguré, les yeux étincelans d’esprit, si séduisant, si plein de grâce, qu’Othon lui-même eût renoncé à rivaliser avec lui. Il a horreur des foules, méprise la plèbe, et sait pourtant se faire acclamer par elle. En face de Rome incendiée, lorsque le peuple affamé se retourne menaçant contre César, son idole, Pétronius d’un mot muselle la bête déchaînée.
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